Récit d’une mission pas comme les autres au Liberia

Jean-Pierre Veyrenche
Jean-Pierre VeyrencheJean-Pierre Veyrenche est diplômé de l’université des sciences d’Avignon dans l’ingénierie et la gestion de l’eau. Depuis sa première mission humanitaire au Liberia en 1992 pour ACF, il a acquis une solide expérience dans les interventions d’urgence tant sur des catastrophes naturelles que des conflits, mais aussi des projets de développement en Afrique, Asie, Amérique latine et au Proche Orient pour l’exécution, le suivi et la gestion de l’eau et de projets complexes auprès de déplacés et réfugiés en milieu rural et urbain. Il a depuis deux ans orienté sa carrière vers l’expertise et le conseil comme consultant international auprès des Nations unies. Pendant cinq ans, il a également assumé la fonction de coordinateur pédagogique et de formateur technique pour une formation qu’il a initiée au sein de l’Institut Bioforce à Lyon, maintenant reconnue comme Master en niveau I. Il continue d’enseigner au sein de l’École supérieure de commerce et développement 3A à Lyon et Paris dans le module gestion et coordination de projet.

Au rythme d’un récit au plus près du terrain, au plus près de l’humain, Jean-Pierre Veyrenche nous offre de vivre, à rebours, ce que pouvait être l’ambiance au Liberia au plus fort de l’épidémie. Un pays saisi par le silence et la peur.

Tout commence pour moi en avril 2014 alors que je suis en Haïti pour l’épidémie de choléra. J’apprends sur RFI (Radio France Internationale) que Médecins Sans Frontières (MSF) déclare que l’épidémie d’Ebola sévissant en Guinée est hors de contrôle des autorités sanitaires du pays. Cette déclaration me fait froid dans le dos et reste dans un coin de ma tête. Même si MSF a parfois tendance à « crier au loup », il faut bien reconnaître – sans doute parce qu’ils sont en première ligne sur le terrain donc au plus près des bénéficiaires et des besoins – qu’ils ont souvent raison. Et puis tout s’accélère. En quelques semaines, le Liberia puis la Sierra Leone sont à leur tour touchés, comme l’avait annoncé MSF, alors que l’Organisation mondiale de la santé (OMS) – l’agence des Nations unies responsable de la santé au niveau mondial – ne paraît pas inquiète et tarde à déployer le personnel nécessaire pour venir en appui aux ministères de la Santé des pays concernés.

Au début du mois d’août 2014, le Liberia est le plus affecté avec plusieurs centaines de cas par jour. Des quartiers sont mis en quarantaine sous la surveillance de l’armée tandis qu’une grande partie de la communauté expatriée, les ONG (excepté MSF) ainsi que le personnel non essentiel des Nations unies quittent le pays. Certaines compagnies aériennes décident même de ne plus le desservir. Un couvre-feu est instauré de 10 heures du soir à 6 heures du matin. Toutes les structures de santé du Liberia sont fermées. C’est dans cette ambiance que, vingt-deux ans après ma première mission humanitaire dans ce pays pour Action contre la Faim (ACF), je me retrouve dans un avion à moitié vide, destination Monrovia, comme responsable de la construction de centres de traitement d’Ebola (CTE) et de la gestion des programmes d’eau et d’assainissement pour l’OMS.

À l’arrivée à l’aéroport, la tension est palpable ; les professionnels de santé nous accueillent revêtus de combinaisons de protection blanches de la tête aux pieds, chaussés de bottes en plastique, équipés de gants, de masques et de grosses lunettes de plongée. Nul morceau de peau visible. Le lavage des mains ainsi que la prise de température de chacun sont obligatoires avant de rejoindre l’aérogare. L’odeur de chlore y est forte, quasi insupportable, provoquée par les employés qui, munis de machines à sulfater portables, vaporisent en permanence le sol ainsi que le dessous des chaussures de chaque visiteur.

Les habitants de ce pays que j’avais quitté en 1993 en pleine guerre civile étaient connus pour leur chaleur et leur goût du contact physique, se traduisant notamment par leur légendaire poignée de main qui se ponctuait par un claquement de doigts. Rien de tout cela désormais. Au contraire, une distance s’est installée entre les gens dont les visages sont fermés et stressés. La peur est là, communicative et pesante. Pour se rendre en ville, il est interdit de prendre les taxis à cause du risque d’infection élevé : du fait de manque de services d’ambulances pour répondre à cet afflux massif de patients, ils sont pour la majorité utilisés pour transporter ces derniers. Je passe ma première nuit tout habillé, de crainte d’être en contact avec les draps et le matelas. Oui, la peur est bien là.

Ce qui me choque dès le premier jour, c’est le peu de gens dans les rues ; pas d’enfants qui courent et jouent : les écoles du pays sont fermées depuis plusieurs semaines. Beaucoup de magasins ont portes closes, nulle échoppe signalée par les habituels marchands qui encombrent les trottoirs bondés de monde… : le temps semble suspendu. Le bruit des sirènes d’ambulances disponibles est assourdissant. Toutes les 10 minutes, elles passent à toute vitesse avec à leur bord le personnel intégralement recouvert de combinaisons de protection. Par contraste avec le silence, ces sirènes sont la seule chose qui nous rappelle qu’une crise est là, car contrairement aux interventions sur des catastrophes naturelles ou des conflits armés où les édifices, les routes et l’environnement portent les stigmates de l’événement générateur, là tout est intact : c’est troublant, et pourtant le danger est bien là.

Je prends rapidement mes fonctions, contactant les différents acteurs pour organiser une réunion afin de mesurer l’ampleur des besoins et savoir qui fait quoi, et où. Phénomène inhabituel : nous sommes bien peu nombreux autour de la table, à peine une dizaine de personnes. Dans n’importe quelle situation d’urgence, nous serions des centaines. Pour la première fois depuis que je fais ce métier d’urgentiste, je me retrouve sans la horde classique de journalistes et d’ONG de tous pays et confessions confondus. En Haïti en 2010, lors du tremblement de terre, on comptait plus de 10 000 professionnels humanitaires représentant quelque 1 200 ONG ! MSF est la seule à être présente à ce moment-là, engagée dans la gestion d’un CTE de plus de 100 lits qui passera progressivement à 300 lits, un « record » pour ce virus qui sévit depuis 1976 dans plusieurs pays africains, mais dont les précédentes poussées épidémiques touchaient peu de gens : les centres de traitement ne dépassaient pas alors une trentaine de lits.

Pour prendre la mesure de cette situation inédite, il faut savoir qu’un patient Ebola a besoin de soins intensifs, 24 heures sur 24, ce qui implique que trois personnes – en incluant les soignants et les hygiénistes – sont attachées à chaque patient. Or les malades arrivent parfois par vague de dix dans des états fébriles, souillés de vomissures et d’excreta. La phase de triage permet de rapidement ventiler les patients présentant les symptômes vers les zones de prise en charge. Quand le diagnostic laisse place au doute, un test est pratiqué et le patient isolé en zone dite suspecte. Dans les premiers temps, cela nous prendra plus de 48 heures avant d’avoir les résultats, car il n’y a qu’un seul laboratoire. Progressivement, suite à la mise en place de plusieurs laboratoires, le test sera disponible en 2 heures.

Suite à l’annonce par le représentant des Nations unies pour la crise Ebola que l’OMS devrait construire des CTE pour un total de 500 lits (soit cinq centres de 100 lits), je suis responsable de cette tâche gigantesque. C’est un véritable challenge pour une organisation qui n’a habituellement pas de vocation opérationnelle, mais de conseil et d’appui aux politiques de santé des pays. Aucun plan n’existe pour des CTE de cette taille : il va falloir les créer, imaginer et observer comment les patients et le personnel évolueront dans cet espace en respectant les normes de prévention des épidémies, en positionnant chaque zone dite verte et rouge en fonction des risques infectieux. Il faudra ainsi répartir les douches, toilettes et canalisations d’eau en fonction de leurs concentrations respectives en chlore, elles-mêmes variables selon les différentes tâches (lavage du sol, des cadavres, désinfection des toilettes, des douches ou lavage des mains, etc.). Un architecte sera nécessaire pour ordonnancer cette répartition sur plan avant que plusieurs dizaines de corps de métiers se lancent dans la construction de ces centres.

La première construction se fera rapidement tant l’urgence est grande. Au diapason de la pression. La présidente de la République du Liberia se déplacera ainsi en personne pour me rencontrer, accompagnée de l’ambassadrice des États-Unis. Elle souhaitait alors ouvrir ce centre sous 48 heures ! Je dus lui expliquer qu’une telle précipitation pouvait mettre en danger les équipes de soignants ainsi que les populations environnantes si les mesures minimales de prévention des infections n’étaient pas respectées. Je réussis à la convaincre que j’avais besoin de dix jours supplémentaires, malgré les 150 personnes travaillant jour et nuit. Alentour, la situation ne fait que nous motiver davantage. Passant devant un ancien hôpital, je vois plusieurs cadavres à la porte. La Croix-Rouge libérienne, en charge du ramassage des corps et de l’organisation des enterrements et crémations sécurisés est débordée, ayant à gérer plus de 60 corps par jour avec la désinfection des foyers touchés : elle ne passera que le lendemain à l’ancien hôpital.

Nous ouvrons notre premier centre un dimanche soir : avec une capacité de 100 lits, il emploie plus de 350 personnes. Le mercredi suivant, on compte déjà 250 patients. Le personnel soignant est dépassé, n’ayant pas eu le temps de s’acclimater aux différents protocoles et aux consignes établis : le risque de contamination est important pour ces professionnels de santé qui travaillent dans des conditions de stress, de température et d’humidité insupportables sous une combinaison étanche, et ce plusieurs heures par jour.

La construction des six autres centres se fera simultanément, une gageure dans ce pays où la saison des pluies est impressionnante : il tombera 6 mètres d’eau en trois mois. Cela ne manquera pas de ralentir le travail quand plusieurs dizaines de centimètres d’eau recouvrent les chantiers. Un jour, sur l’un d’eux, nos équipes découvrent un corps : il restera là plusieurs jours en décomposition avant que nous puissions reprendre le travail. Les centres enfin construits, chacun d’entre eux recevra entre 12 et 15 corps par jour.

Courant septembre, quelques ONG reviennent « prendre la température » en essayant de comprendre ce qu’elles peuvent faire, car elles sont rares à avoir une expérience dans la gestion d’Ebola. Elles sont hésitantes, disposant de peu de volontaires prêts à venir dans des conditions toujours aussi incertaines. Le gouvernement américain annonce même qu’il va déployer plus de 3 000 soldats pour construire des centres et former des agents de santé. L’espoir renaît au sein de la population libérienne qui, depuis le début de la crise, a dû faire face à la mort de plusieurs centaines d’individus appartenant au personnel de santé causant la fermeture de toutes les structures de santé gouvernementales, au départ des ONG qui étaient pour la plupart engagées dans des programmes de développement mais n’étaient pas du tout préparées à faire face à une telle urgence, enfin à l’inaction des agences des Nations unies présentes dans le pays. Malheureusement, les troupes américaines ne feront pas mieux, renforçant encore cette déception : elles mettront plusieurs mois avant de construire les centres qui, dans plus de 65 % des cas, ne verront jamais de patients, le pic de l’épidémie étant passé. Le dernier centre sera terminé à la fin février 2015, alors que le Liberia comptait son dernier patient Ebola. Les Nations unies, quant à elles, ont mis en place une mission – Mission des Nations unies pour la lutte contre Ebola (UNMEER) – qui partait d’une bonne intention puisqu’il s’agissait de mutualiser les moyens humains et matériels au sein des différentes agences onusiennes. Mais cette mission n’aurait été qu’une couche de bureaucratie supplémentaire ayant parfois freiné le travail au lieu de le faciliter.

Face à de telles déceptions, les Libériens ont démontré une formidable capacité de résilience. Je suis retourné au Liberia en février 2015. Dès mon arrivée, entendre les cris des enfants jouant dans les écoles me transmit joie et frissons. La circulation en ville était à nouveau congestionnée, les petits étals de fruits et autres broutilles avaient fait leur réapparition sur les trottoirs : la peur est derrière nous… En mars 2015, nous étions passés à la phase de transition, décontamination et démantèlement des centres Ebola. Chaque hôpital devrait avoir un centre de triage adapté, une zone d’isolation et du personnel formé… La vie reprend.

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