La réponse à l’épidémie d’Ebola : négligence, improvisation et autoritarisme

Jean-Hervé Bradol
Jean-Hervé BradolMédecin, diplômé de médecine tropicale, de médecine d’urgence et d’épidémiologie médicale. Il est parti pour la première fois en mission avec Médecins Sans Frontières en 1989, entreprenant des missions longues en Ouganda, en Somalie et en Thaïlande. En 1994, il est entré au siège parisien comme responsable de programmes. Entre 1996 et 2000, il a été directeur de la communication, puis directeur des opérations. De mai 2000 à juin 2008, il a été président de la section française de Médecins Sans Frontières. De 2000 à 2008, il a été membre du conseil d’administration de MSF USA et de MSF International. En 2009, il codirige avec Claudine Vidal l’ouvrage Innovations médicales en situations humanitaires. Le travail de Médecins Sans Frontières (L’Harmattan). Aujourd’hui directeur de recherches au Crash (Centre de réflexion sur l’action et les savoirs humanitaires), il a publié en 2017 avec Marc Le Pape Génocide et crimes de masse. L’expérience rwandaise de Médecins Sans Frontières (1982-1997) aux Éditions Manchester Univers

Si MSF a tenu une place prépondérante dans la réponse à la crise Ebola, elle le doit autant à ses capacités d’intervention qu’à sa capacité de critique. Le présent article de Jean-Hervé Bradol incarne parfaitement cette dernière en pointant, sans faux-semblants, les questions mises en lumière à l’occasion de cette épidémie.

Pour la première fois dans l’histoire, depuis la découverte du virus en 1976, les institutions médicales ont dû organiser la réponse à une épidémie d’Ebola à grande échelle. Comme pour toute réponse à une épidémie particulièrement meurtrière, l’examen du résultat obtenu peut se faire en discutant l’impact de deux types d’actions sur le nombre de morts : celles qui avaient pour but de diminuer le nombre de nouveaux cas (l’incidence) et celles qui avaient pour but de réduire le nombre de morts au sein des personnes déjà infectées (la létalité). Entre le début de l’année 2014 et juin 2015[1]WHO, Ebola Situation Reports, http://apps.who.int/ebola/ebola-situation-reports. Juin 2015., 27 550 cas avaient été enregistrés, principalement dans trois pays (Guinée, Sierra Leone et Liberia), dont 11 235 se sont soldés par la mort du patient.

Disons-le d’emblée, un tel résultat d’environ 41 % de décès parmi les cas enregistrés n’était pas acquis d’avance. En effet, parmi les 2 387 cas enregistrés lors des épidémies précédentes (de 1976 au Zaïre à 2012 en Ouganda), 1 590 décès (66 %) ont été rapportés[2]Ibid.. En réalité, dans ces épidémies où les cas se comptaient par centaines et non par milliers, la proportion des patients décédés parmi les personnes enregistrées comme cas d’Ebola a été sujette à d’amples variations dont les extrêmes sont : 90 % de décès en République démocratique du Congo (2003) et 25,1 % de décès en Ouganda (2007).

S’il faut rendre hommage aux équipes soignantes qui ont pris en charge les patients dans des circonstances précaires et au péril de leur vie, il est également justifié de se demander s’il était possible d’obtenir de meilleurs résultats. Nul ne peut le dire avec certitude. C’est pourquoi il est important d’en débattre en dépit de l’inévitable cruauté de tout exercice de revue critique dans le domaine de la réponse médicale et sanitaire en urgence. En effet, la conséquence entre un choix opérationnel et un autre peut parfois se traduire par un nombre de morts plus ou moins élevé. Dans cette situation où même l’hypothèse basse en ce qui concerne le nombre de décès est effrayante, les controverses se nourrissent de l’inévitable désarroi de soignants qui ont dû faire face à la mort d’un patient hospitalisé sur deux. Faire entendre des points de vue discordants n’a pas été facile dans une telle ambiance. D’autant plus que parmi les dirigeants de MSF, nombreux sont ceux qui pensent que seuls ceux qui participent à l’action et prennent les décisions sont légitimes pour en discuter. Mon point de vue est celui d’un médecin de MSF qui participe à la réponse internationale aux épidémies depuis vingt-cinq ans. Je ne suis pas allé sur les terrains où se développait cette épidémie. Ma hiérarchie m’a demandé d’observer à distance les opérations de notre association et de formuler des remarques. C’est une partie de celles-ci que je reproduis dans ce texte[3]Ce travail n’aurait pas pu être mené sans l’aide d’Andrea Bussoti, chargé de communication, MSF, Paris..

Était-il possible d’éviter que la maladie ne soit transmise à autant de personnes ?

D’un point de vue scientifique, l’ampleur inédite de cette épidémie ne s’explique pas par l’apparition d’un nouveau virus[4]Abayomi S. Olabode, “Ebola virus is evolving but not changing: no evidence for functional change in EBOV from 1976 to the 2014 outbreak”, Virology, vol. 482, août 2015, p. 202-207.. C’est l’un des rares aspects de cette affaire où des données scientifiques solides existent. D’un point de vue empirique, l’absence de flambée épidémique au Nigeria, au Sénégal et au Mali confirme que, dans ces pays, il a été possible de contrôler le phénomène à son démarrage à l’aide des mesures habituelles d’isolement des personnes infectées et de suivi des personnes avec lesquelles elles ont été en contact. La confusion initiale au Nigeria, au Sénégal, au Mali, aux États-Unis et en Europe au moment de la prise en charge des premiers cas ne s’est pas traduite par un nombre de cas dépassant quelques dizaines. À l’inverse, le développement de l’épidémie en Guinée, puis en Sierra Leone et au Liberia est la conséquence d’un double échec.

La première déficience est celle de la veille épidémiologique puisque la détection de l’épidémie est réalisée tardivement, plus de deux mois après son démarrage[5]Sylvain Baize et al., “Emergence of Zaire Ebola virus disease in Guinea”, New England Journal of Medicine, vol. 371, 9 octobre 2014, p. 1418-1425.. Puis le fiasco est politique et social car une fois l’épidémie identifiée, la mobilisation nécessaire à la lutte contre la maladie est demeurée longtemps insuffisante. Les États et les organisations internationales, en particulier l’Organisation mondiale de la santé, n’appréciaient pas le danger à sa juste mesure avant l’été 2014. Des segments importants de populations n’adhéraient ni aux explications données à propos de l’origine de l’épidémie ni aux mesures proposées par les autorités (arrêt de la consommation de viande de brousse, modifications des rites funéraires, regroupement et isolement des malades dans des centres spécialisés, suivi des personnes ayant été en contact avec un malade d’Ebola). Or le succès dans la réponse à une épidémie repose sur l’état de la science et des technologies disponibles, ainsi que sur une mobilisation sociale et politique réussie. Dans ce cas précis, les « outils » disponibles ne comprenaient ni vaccin, ni test diagnostique rapide, ni traitement antiviral, ni modèle d’organisation des soins adapté à la grande aire géographique concernée et aux milliers de cas de cette épidémie exceptionnelle. Ce déficit de produits médicaux et de protocoles de soins adaptés a contraint la réponse à l’épidémie à s’organiser à partir « d’outils » rudimentaires : l’usage d’un test diagnostique malcommode à utiliser pour les cliniciens, des procédures d’isolement des malades et de recherche des personnes avec lesquelles ils ont été en contact. Le succès de l’entreprise reposait en grande partie sur l’adhésion de la population aux changements de comportements proposés par les autorités. Or quand, avec retard, les acteurs médicaux et politiques s’alertèrent du danger au milieu de l’été, ils développèrent vis-à-vis des différentes populations et des personnes infectées des comportements trop autoritaires pour réellement inspirer confiance. En Sierra Leone, l’ensemble de la population était enjoint à rester plusieurs jours sans sortir de chez elle en attendant la visite d’agents sanitaires chargés de débusquer les malades restés à domicile[6]Adam Nossiter, “Lockdown begins in Sierra Leone to battle Ebola”, The New York Times, 19 septembre 2014 .. Dans Monrovia, la capitale du Liberia, la police encerclait un quartier populaire (Westpoint) et interdisait aux habitants d’en sortir pendant plusieurs jours[7]AFP, “Ebola quarantine in Liberia’s capital sparks violence in slum”, The Guardian, 21 août 2014.. Dans les trois pays les plus touchés, les personnes infectées étaient sommées de se rendre dans des centres d’isolement pour éviter qu’elles ne transmettent le virus à d’autres. Des images télévisées ont fait le tour du monde[8]http://www.dailymotion.com/video/x2553jg_ebola-patient-escapes-medical-centre-spreads-panic-in-monrovia-liberia_news . Celles d’un homme en polo rouge déambulant dans les rues de Monrovia, avec à son poignet un bracelet indiquant qu’il venait d’un centre d’isolement. Il était pourchassé par un groupe de passants qui le dénonçaient comme une menace pour la collectivité. Une équipe de MSF l’embarqua de force dans une ambulance pour le ramener en isolement. En réalité, la suite de l’histoire montra que cet homme n’était pas infecté par le virus Ebola. Son séjour dans un centre d’isolement dans l’attente d’un diagnostic définitif, à proximité de personnes infectées, le mettait objectivement en danger[9]Adam J. Kucharski et al., “Evaluation of the benefits and risks of introducing Ebola Community Care Centers, Sierra Leone”, Emerging Infectious Diseases, vol. 21, n° 3, mars 2015, … Continue reading. Sa décision de quitter le centre d’isolement n’avait rien d’irrationnel, elle était au contraire justifiable au regard du risque qu’une hospitalisation, dans l’attente du résultat du test diagnostique, lui ferait prendre si le résultat du test indiquait à la fin du protocole de soins qu’il n’était pas porteur du virus. Peu importe, en quelques heures il était devenu pour le monde entier le symbole du malade indiscipliné et dangereux pour la société.

Imaginons un instant que, dès le début de l’épidémie, au lieu de verser dans l’autoritarisme, les acteurs médicaux aient offert 200 euros à tous les cas confirmés pour faire comprendre à leurs patients et à leurs proches qu’ils étaient prêts à prendre en compte non seulement les intérêts de la santé publique mais aussi ceux des malades et de leurs familles. Un peu plus de 5 millions d’euros auraient ainsi pu arriver directement dans les familles touchées par la maladie d’Ebola. Une goutte d’eau si on se souvient que les dépenses réalisées pour répondre à l’épidémie dépasseront plusieurs milliards d’euros et que celles de MSF approcheront la centaine de millions d’euros. Imaginons que, lorsqu’un malade et ses proches refusaient l’isolement, il leur ait été répondu : les équipes médicales sont convaincues que les chances de survies sont plus élevées en cas d’admission dans un centre de traitement et d’isolement mais si le malade souhaite rester à domicile, il recevra quand même une aide médicale sous la forme de médicaments et de matériel. Certes tout cela relève de l’imagination bien que certaines de ces mesures aient parfois été appliquées. Au Liberia, pendant l’été et l’automne, en réponse à la saturation des centres d’isolement et de soins, MSF a distribué un kit de matériel pour les patients qui ne pouvaient être hospitalisés, faute de place. Ce kit leur offrait les moyens de se protéger d’un membre de la famille infecté jusqu’à ce qu’ils puissent avoir accès aux CTE[10]MSF, Ebola: Massive Distribution of Home Disinfection Kits Underway in Monrovia, Bruxelles, 2 octobre 2014, … Continue reading. En Sierra Leone, le Comité international de la Croix-Rouge a parfois distribué de l’argent aux malades et à leurs familles en utilisant pour cela un réseau de téléphonie mobile[11]ICRC, Liberia: Surviving Ebola with care and cash, Geneva, 28 novembre 2014, https://www.icrc.org/en/document/liberia-surviving-ebola-care-and-cash . Ce qui est moins connu est le fait que l’efficacité des mesures autoritaires appliquées dans la réalité relève également de l’imagination. La répétition de ces pratiques dans l’histoire de la réponse aux épidémies ne doit pas le faire oublier. En l’état des données disponibles, il est certain que pour interrompre la transmission du virus au sein d’une population, il faut limiter et protéger les contacts physiques avec les personnes infectées. Mais la meilleure combinaison d’actions pour arriver à ce résultat n’a pu être établie scientifiquement, ne serait-ce qu’en raison de la rareté et de la brièveté des épidémies d’Ebola qui rendent difficiles les études scientifiques et leur capitalisation. Ainsi, le choix de privilégier l’ouverture de grands centres d’isolement et de traitement a montré toutes ses limites :

« Après avoir dépensé des centaines de millions de dollars et déployé près de 3 000 soldats pour construire des centres de traitement Ebola, les États-Unis ont fini par ouvrir des installations qui sont largement restées vides : seuls 28 patients Ebola ont été traités dans les 11 unités de traitement construites par l’armée américaine, tandis que les responsables américains disent maintenant que neuf centres n’ont jamais reçu un seul patient Ebola[12]Norimitsu Onishi, “Empty Ebola clinics in Liberia are seen as misstep in U.S. relief effort”, The New York Times, 11 avril 2015.. »

En réalité, les grands centres de traitement n’ont jamais été prêts à fonctionner au moment où le nombre de cas explosait, ni à Monrovia, ni à Freetown. Alors pourquoi, face à l’incertitude, a-t-on de manière générale privilégié les actions les plus autoritaires, par exemple le regroupement des cas dans de grands centres, aux dépens de celles qui reposent sur l’information des malades, le respect de leur liberté de refuser des soins et le soutien socio-économique ? Pourtant, la lutte contre le sida (en particulier l’administration des antirétroviraux) et le traitement de la malnutrition aiguë sévère du nourrisson (désormais administré dans la majorité des cas par les mères) ont montré que des politiques médicales plus coopératives permettaient d’atteindre des résultats inespérés, grâce à la participation active des patients et de leur entourage à l’administration des soins. Cette attitude régressive en matière de lutte contre les épidémies, favorisée par l’effroi provoqué par la forte létalité de la maladie d’Ebola, n’a pas échappé à Gregg Gonsalves, l’un des dirigeants historiques de la lutte pour l’accès aux antirétroviraux pour les patients infectés par le VIH :

« L’histoire se répétant, les mesures punitives, irrationnelles déployées pendant l’épidémie de VIH il y a trente ans sont réactivées pour une autre maladie, cette fois une fièvre hémorragique rare responsable de quelques cas isolés. Et la riposte au VIH n’était pas la première de ce genre. Pendant la Première Guerre mondiale, par exemple, en vertu de la loi Chamberlain-Kahn, 20 000 femmes ont été mises en quarantaine par le gouvernement fédéral et des milliers d’autres par les autorités locales, sur des soupçons de propagation de la syphilis et de la gonorrhée, bien que beaucoup de celles qui se retrouvèrent derrière les barbelés n’avaient nullement la maladie[13]Gregg Gonsalves, B.S. et Peter Staley, “Panic, paranoia, and public health. The AIDS epidemic’s lessons for Ebola”, New England Journal of Medecine, vol. 371, 18 décembre 2014, p. 2348-2349.. »

Isoler ou soigner ?

L’image d’un malade dangereux devant impérativement être contrôlé par des mesures autoritaires s’est également imposée dans les protocoles de soins médicaux. Cela s’est traduit par la no touch policy, c’est-à-dire l’évitement du contact physique entre personnels soignants et malades ainsi qu’entre membres du personnel. Comprenons-nous bien, il ne s’agit pas de penser que le contact physique n’était pas dangereux en de telles circonstances. Mais c’est la radicalité avec laquelle cette politique a parfois été appliquée qui est discutable : des malades privés de contacts avec l’extérieur, parfois même aux dernières heures de leur vie, des médecins enjoints d’arrêter de vouloir individualiser les soins et sommés de respecter un protocole unique, des membres du personnel international exclus de leur équipe pour avoir eu des rapports sexuels en contradiction évidente avec la no touch policy, la remise à ses proches du téléphone portable et des papiers d’identité d’un patient décédé après que ces objets aient été plongés pendant 45 minutes dans le chlore…

L’une des conséquences de cette forme de panique collective a été de juger trop dangereuse la perfusion par voie veineuse des patients déshydratés en raison d’un risque d’infection du personnel par piqûre d’aiguille. Pourtant, il existait une solution technique à ce problème : les dispositifs à aiguille rétractable. En conséquence, dans une maladie où la déshydratation est fréquente et sévère, la réhydratation par voie intraveineuse a été rare et souvent mal conduite, comme le montrent les faibles volumes d’eau et de sels administrés par perfusion aux patients admis dans le centre d’isolement et de traitement de MSF à Conakry, un site qui n’a jamais été débordé par un nombre élevé d’hospitalisations[14]Elhadj Ibrahima Bah et al., “Clinical presentation of patients with Ebola virus disease in Conakry, Guinea”, New England Journal of Medicine, vol. 372, n° 1, 1er janvier 2015.. Dans les centres d’isolement et de traitement, certains patients n’arrivaient pas à compenser par voie orale leurs pertes en eau et en sels dues aux vomissements et aux diarrhées qui sont fréquents et marqués dans la maladie d’Ebola. Peu de doute que les chances de survie de ces patients ont été affectées par la décision de restreindre les traitements par voie intraveineuse. Le manque d’eau et de sels dans l’organisme est un facteur de risque d’une issue fatale, cela n’est plus à démontrer. Du point de vue de leur pratique médicale, les praticiens se sont retrouvés dans une position inhabituelle pour des personnels exerçant dans une unité hospitalière, en raison de l’ampleur de la mortalité et des moyens limités engagés pour la réduire :

« Les volontaires de MSF partis sur le terrain pour “sauver des vies” doivent affronter leur propre désespoir face aux décès quotidiens… y compris de leurs confrères et collègues. Des médecins expérimentés et spécialistes finissent par devoir accomplir des actes médicaux les plus élémentaires… administrer du liquide ORS , du paracétamol… Eh oui ! Il n’existe pas encore de traitement bien défini ! On en viendrait même à se demander si nous avons vraiment besoin de médecins[15]Dr Rony Zachariah, « 12 jours en Sierra Leone sur le front d’Ebola, Réflexions sur une série d’enjeux médicaux et humanitaires pour MSF », Contact (journal interne MSF Belgique), n° 128, … Continue reading. »

Cette démédicalisation des soins s’est heurtée à des résistances sur le terrain. La présidente du conseil d’administration du mouvement international des MSF en témoigne quand, début décembre 2014, elle achève sa seconde visite en Afrique de l’Ouest :

« L’autre sujet clé qui refaisait surface lorsqu’on parlait à des collègues internationaux et nationaux était le niveau des soins dispensés dans les centres de soins d’Ebola. Sur chaque site que j’ai visité, on m’a demandé maintes et maintes fois comment nous pourrions améliorer les soins pour les patients. Le message était récurrent, fort et cohérent – le personnel médical voulait faire plus pour les patients infectés. J’ai entendu ce message publiquement aux réunions du personnel et en privé au cours des discussions de fin de soirée[16]Joanne Liu, MSF International, “Ebola field visit-Letter to international general assembly members”, Genève, décembre 2014.. »

La presse médicale et généraliste a rendu compte de ce débat qui divisait les médecins au sujet des protocoles de soins. Plusieurs médecins et professeurs de médecine ont fait remarquer que l’absence, ou la faible fréquence, de la mise en œuvre de protocoles de réhydratation par voie veineuse n’était pas justifiable à leurs yeux[17]François Lamontage et al., “Doing today’s work superbly well – Treating Ebola with current tools”, New England Journal of Medicine, vol. 371, 23 octobre 2014, p. 1565-1566. Ian Roberts et … Continue reading. À vrai dire, le fait de fixer comme norme de soins et pendant des mois de rarement compenser par voie intraveineuse les pertes en eau et en sels des patients dont la déshydratation résiste au traitement par voie orale semble seulement possible en Afrique subsaharienne. Ailleurs, cela serait une mesure temporaire pour quelques jours, voire quelques semaines, au moment d’un pic épidémique quand le débordement par le nombre de malades des services de santé devient inévitable. Dans les pays les plus pauvres du continent, défaillances des gouvernements, manque de ressources et préjugés négatifs (sur la capacité des patients à adhérer aux protocoles de soins et les compétences des soignants pour les mettre en œuvre) sont trop souvent invoqués pour justifier des soins de basse qualité.

Au-delà de la réhydratation, les traitements symptomatiques auraient pu être améliorés dans plusieurs autres domaines, le contrôle des vomissements et celui de la douleur par exemple. Mais en premier lieu, c’est la communication entre les malades et leurs proches qui aurait dû être améliorée. Pour une personne qui, presque une fois sur deux, était appelée à mourir, pouvoir rester en contact avec sa famille n’était pas un luxe.

Était-il possible et raisonnable d’utiliser des traitements antiviraux ?

Pour aborder la réponse à cette question, l’exemple du favipiravir est intéressant. Cette molécule était déjà sur le marché comme traitement de la grippe par voie orale. Ses effets indésirables étaient connus et jugés acceptables, avec la réserve que les doses à utiliser pour traiter les cas de maladie d’Ebola sont plus importantes que celles administrées dans les cas de grippes. Certaines données scientifiques, notamment expérimentales chez l’animal, permettaient d’espérer que l’usage du favipiravir réduise la létalité, mais la molécule n’avait jamais été employée pour traiter des patients atteints d’Ebola. Le choix a été fait de l’utiliser uniquement dans le cadre d’une étude scientifique. En clair, la seule possibilité de recevoir ce traitement était d’être enrôlé volontairement dans cette étude. Or cette dernière n’a eu lieu qu’à la fin de l’épidémie et seulement dans quatre centres, tous en Guinée. Les résultats de cette première étude ont montré que dans 58 % des cas, ceux où la charge virale n’est pas encore trop élevée, la prescription de favipiravir permettait d’obtenir une létalité de 15 % sans donner lieu à des effets indésirables susceptibles d’en décourager l’usage. Dans les trois mois précédents, la proportion de décès parmi cette même catégorie de patients se présentant avec une charge virale modérée était de 30 %[18] Inserm, Ebola : Résultats préliminaires de l’essai JIKI pour tester l’efficacité du favipiravir, 24 février 2015..

En réalité, de par ses limites méthodologiques inévitables au regard d’un contexte où il n’était ni faisable ni souhaitable de faire un véritable essai clinique randomisé en double aveugle avec un groupe recevant un placebo, la portée scientifique de cette étude est réduite. Les médecins proposant ce traitement à un patient atteint par la maladie d’Ebola doivent préciser que son efficacité n’est pas démontrée et que les autorités sanitaires n’en recommandent pas officiellement l’usage dans cette indication. N’aurait-il pas été raisonnable d’informer beaucoup plus tôt, en dehors de tout essai clinique, les patients de cette situation en leur laissant le choix de prendre ou non ce médicament ? C’est le principe du traitement dit compassionnel. Seuls les membres du personnel international quand ils étaient rapatriés dans leurs pays d’origine ont pu bénéficier de traitements contre le virus à titre compassionnel. En France, le Haut Conseil de la santé publique a rendu un avis favorable à l’utilisation du favipiravir en prophylaxie après un accident d’exposition au virus dans le cadre d’une pratique professionnelle[19]Haut Conseil de la santé publique, Avis relatif à la prise en charge des personnels de santé en milieu de soins, victimes d’un AES/AEV, à partir d’un patient index cas confirmé de maladie à … Continue reading. Pourtant, ni les membres du personnel national infectés, ni les malades d’Afrique de l’Ouest ne se sont vu offrir le choix. Cela est d’autant plus critiquable qu’il s’agissait d’un traitement par voie orale, simple à administrer, alors que les personnels de santé nationaux payaient un lourd tribut à la lutte contre l’épidémie. Rappelons que plusieurs centaines d’entre eux en sont morts. Ils méritaient qu’on leur laisse le choix de prendre ou non du favipiravir.

L’épidémie survenue en Afrique de l’Ouest est un événement inédit par son ampleur et sa durée. Pour organiser la réponse, les professionnels disposaient de trois outils tous malcommodes à utiliser en urgence : un test diagnostique précis mais dont le résultat est différé, des soins symptomatiques dans un environnement (celui de la Guinée, de la Sierra Leone et du Liberia) où ils sont habituellement déficients quelle que soit la pathologie et des appels à changer de comportements difficiles à mettre en œuvre rapidement à l’échelle de populations importantes (isolement des malades, suivi des contacts, sécurisation des enterrements et arrêt de la consommation de viande de brousse). Face à l’inconnu et avec des outils aussi limités, la probabilité est faible que les choix effectués par les dirigeants de la réponse à l’épidémie puissent être satisfaisants. C’est précisément pourquoi la réflexion et la discussion libres et informées sur les alternatives possibles (une relation aux patients et à la population moins autoritaire, la mise au point à court terme d’un test rapide, d’un traitement antiviral et d’un vaccin) étaient et demeurent indispensables.

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References

References
1 WHO, Ebola Situation Reports, http://apps.who.int/ebola/ebola-situation-reports. Juin 2015.
2 Ibid.
3 Ce travail n’aurait pas pu être mené sans l’aide d’Andrea Bussoti, chargé de communication, MSF, Paris.
4 Abayomi S. Olabode, “Ebola virus is evolving but not changing: no evidence for functional change in EBOV from 1976 to the 2014 outbreak”, Virology, vol. 482, août 2015, p. 202-207.
5 Sylvain Baize et al., “Emergence of Zaire Ebola virus disease in Guinea”, New England Journal of Medicine, vol. 371, 9 octobre 2014, p. 1418-1425.
6 Adam Nossiter, “Lockdown begins in Sierra Leone to battle Ebola”, The New York Times, 19 septembre 2014 .
7 AFP, “Ebola quarantine in Liberia’s capital sparks violence in slum”, The Guardian, 21 août 2014.
8 http://www.dailymotion.com/video/x2553jg_ebola-patient-escapes-medical-centre-spreads-panic-in-monrovia-liberia_news
9 Adam J. Kucharski et al., “Evaluation of the benefits and risks of introducing Ebola Community Care Centers, Sierra Leone”, Emerging Infectious Diseases, vol. 21, n° 3, mars 2015, http://wwwnc.cdc.gov/eid/article/21/3/14-1892_article
10 MSF, Ebola: Massive Distribution of Home Disinfection Kits Underway in Monrovia, Bruxelles, 2 octobre 2014, http://www.doctorswithoutborders.org/news-stories/field-news/ebola-massive-distribution-home-disinfection-kits-underway-monrovia
11 ICRC, Liberia: Surviving Ebola with care and cash, Geneva, 28 novembre 2014, https://www.icrc.org/en/document/liberia-surviving-ebola-care-and-cash
12 Norimitsu Onishi, “Empty Ebola clinics in Liberia are seen as misstep in U.S. relief effort”, The New York Times, 11 avril 2015.
13 Gregg Gonsalves, B.S. et Peter Staley, “Panic, paranoia, and public health. The AIDS epidemic’s lessons for Ebola”, New England Journal of Medecine, vol. 371, 18 décembre 2014, p. 2348-2349.
14 Elhadj Ibrahima Bah et al., “Clinical presentation of patients with Ebola virus disease in Conakry, Guinea”, New England Journal of Medicine, vol. 372, n° 1, 1er janvier 2015.
15 Dr Rony Zachariah, « 12 jours en Sierra Leone sur le front d’Ebola, Réflexions sur une série d’enjeux médicaux et humanitaires pour MSF », Contact (journal interne MSF Belgique), n° 128, 2015, p. 104-106.
16 Joanne Liu, MSF International, “Ebola field visit-Letter to international general assembly members”, Genève, décembre 2014.
17 François Lamontage et al., “Doing today’s work superbly well – Treating Ebola with current tools”, New England Journal of Medicine, vol. 371, 23 octobre 2014, p. 1565-1566. Ian Roberts et Anders Perner, “Ebola virus disease: clinical care and patient-centred research”, The Lancet, vol. 384, n° 9959, 6 décembre 2014, p. 2001-2002. Sarah Boseley et Lisa O’Carroll, “Number of Ebola deaths could be cut by use of basic measures, say experts”, The Guardian, 5 décembre 2014. Donald G. McNeil Jr., “Ebola Doctors Are Divided on IV Therapy in Africa”, The New York Times, 1er janvier 2015.
18 Inserm, Ebola : Résultats préliminaires de l’essai JIKI pour tester l’efficacité du favipiravir, 24 février 2015.
19 Haut Conseil de la santé publique, Avis relatif à la prise en charge des personnels de santé en milieu de soins, victimes d’un AES/AEV, à partir d’un patient index cas confirmé de maladie à virus Ebola, 4 décembre 2014

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