Les leçons d’Ebola

Benoît Miribel
Benoît Miribel Depuis janvier 2007, il est directeur général de la Fondation Mérieux, spécialisée dans la lutte contre les maladies infectieuses, en particulier dans les pays en développement. Il est également, depuis juin 2013, président d’honneur d’Action contre la Faim, qu’il a présidée de 2010 à 2013 et dirigée de 2003 à 2006. Il a été directeur général de l’Institut Bioforce de 2003 à 2007. Il préside le Centre Français des Fonds et Fondations (CFF). Benoît Miribel est par ailleurs cofondateur du Forum Espace Humanitaire (FEH) et du Groupe de réflexion urgence et post-crise, membre du conseil d’administration du Forum Convergences et de l’ONG Friendship-France. Benoît Miribel est diplômé de l’Institut d’études politiques de Lyon et titulaire d’un DEA en Relations internationales de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires et membre de son conseil d’orientation.
Jean-François Delfraissy
Jean-François DelfraissyLe Professeur Jean-François Delfraissy est Coordinateur interministériel de l’ensemble des opérations internationales et nationales de réponse à l’épidémie d’Ebola, directeur de l’Institut d’Immunologie, inflammation, infectiologie et microbiologie (I3M) et directeur de l’Agence nationale de recherches sur le sida et les hépatites virales (ANRS). Il est membre de l’Académie des Sciences.

Après plus de 11 000 décès selon l’OMS et environ 30 000 personnes infectées en Afrique de l’Ouest, la baisse de la propagation du virus Ebola s’est confirmée à partir de l’été 2015. Pourquoi a-t-il fallu autant de temps et de pertes humaines pour parvenir à contenir cette dernière épidémie d’Ebola en Afrique de l’Ouest ? Au-delà de l’impact en vies humaines, nous voyons que c’est tout un système sanitaire, social et économique qui s’est retrouvé frappé par ces épidémies. Sommes-nous condamnés à les subir ou pouvons-nous endiguer ces épidémies qui ne connaissent pas de frontières entre les espèces et les territoires ?

Retour sur une menace globale

Il y a un an et demi, le 21 mars 2014, alors que nous étions réunis à l’occasion du comité annuel de suivi des activités du Laboratoire P4[1]Pour « Pathogènes de classe 4 », c’est-à-dire des virus provoquant des fièvres hémorragiques (comme Ebola) ou des maladies extrêmement infectieuses et avec un fort taux de mortalité (comme … Continue reading Jean Mérieux – Inserm de Lyon, nous avons eu la confirmation, grâce à l’identification du Dr Sylvain Baize de l’équipe Pasteur-Inserm, que nous étions face à une nouvelle épidémie Ebola. Provenant de la Guinée forestière, les échantillons suspects avaient en effet pu être acheminés par les équipes de Médecins sans Frontières (MSF) avec l’accord de la cellule de crise guinéenne dirigée par le Dr Aboubacar Sidiki Diakité[2]Lire dans ce numéro l’article d’Aboubacar Sidiki Diakité..

Même si l’Organisation mondiale de la Santé (OMS) n’a pas tardé à déclarer, le 25 mars, la confirmation d’une nouvelle épidémie Ebola, la plupart des spécialistes s’accordaient sur le fait que, comme ce fut le cas pour la vingtaine d’épidémies survenues depuis 40 ans, on ne dépasserait pas les 500 cas et que le virus serait éteint dans les deux à trois mois[3]« Chacun (y compris le modeste auteur de ce texte) prédisait que, tout comme pour la vingtaine d’épidémies connues depuis 1976 n’ayant jamais dépassé les 500 cas, les choses allaient se … Continue reading. Malgré les appels répétés de MSF, en première ligne dans ce combat, il aura fallu attendre le 18 septembre 2014 et la résolution 2177[4]Les objectifs principaux étaient de limiter la propagation du virus, d’assurer les services de bases, de soigner les malades, prévenir la maladie et contribuer à préserver la stabilité. du Conseil de Sécurité de l’ONU pour que la communauté internationale se mobilise véritablement face à « la menace globale » que constituait le virus Ebola. La réponse internationale à l’appel des Nations unies fut conséquente à partir de septembre avec le déploiement par les États-Unis de 3 000 militaires au Liberia pour l’installation de plusieurs centres d’hospitalisation mobiles, l’engagement financier de 150 millions d’euros par l’Union européenne, l’installation de centres de traitement et de formation et du Centre de Traitement des Soignants en Guinée soutenu par la France et enfin la contribution de nombreux États tels que le Royaume-Uni, le Brésil et la Chine.

Même si beaucoup des maladies infectieuses[5]Selon l’OMS, la grippe hivernale tue en moyenne chaque année entre 300 et 500 000 personnes. tuent annuellement plus qu’Ebola, il y a longtemps que l’humanité n’avait pas eu à faire face à un agent infectieux entraînant une aussi forte létalité pouvant aller jusqu’à 80 %[6]Le virus Ebola identifié en 1976 est caractérisé par une forte létalité qui a pu atteindre plus de 90 % dans les épidémies précédentes. Le taux de létalité est le rapport entre le nombre … Continue reading. Cette crise Ebola a vu la disparition de nombreux personnels de santé en première ligne face aux patients infectés, sans vaccin disponible et souvent sans équipements de protection adaptés[7]Rapport du Dr Christophe Peyrefitte à l’issue d’une mission effectuée en Guinée en septembre 2014 pour inventorier les capacités des laboratoires de biologies cliniques. Source RESAOLAB 2014., Le manque de préparation et la faiblesse des systèmes de santé ont eu un impact considérable sur les populations africaines touchées. Beaucoup de familles ont perdu l’un des leurs et se retrouvent vulnérables en termes de revenus. Les pertes humaines de l’épidémie s’accompagnent de pertes économiques importantes en raison des entraves en termes de transport et de circulation des biens. Action contre la Faim (ACF) a dû renforcer dès le mois d’avril 2014 ses actions de sécurité alimentaire pour faire face aux risques d’insécurité nutritionnelle[8]www.actioncontrelafaim.org. Les personnels de santé fortement touchés par le virus et prioritairement accaparés par l’épidémie n’ont pas été en mesure de soigner tous les patients souffrant d’autres maladies. Ebola a complexifié le rapport entre soignants et patients en raison de l’impossibilité de toucher directement ces derniers, les personnels de santé étant obligés de réduire les examens au strict minimum et de porter systématiquement les combinaisons de protection. Comme le soulignait ACF, l’épidémie a eu un effet sur la lutte contre la malnutrition : « Les enfants ne sont plus mesurés ni pesés, seule la mesure brachiale (MUAC ) et le test d’appétit sont toujours réalisés »[9]Témoignage de Julie Calafat, coordinatrice des programmes ACF au Liberia, 27 novembre 2014, site ACF.. Alors que les besoins en réhydratation sont très importants pour les patients atteints d’Ebola, on a assisté à une pénurie de kits de réhydratation, pourtant indispensables pour soigner les enfants atteints de diarrhées[10]Selon l’OMS, la diarrhée tue chaque année dans le monde plus 760 000 enfants. http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs330/fr . Les mêmes conséquences négatives secondaires d’Ebola ont été observées pour la prise en charge des patients atteints de VIH, de paludisme ou dans le domaine des vaccinations infantiles (rougeole…) avec une rupture de prise en charge et/ou de traitements. Si des centres de santé équipés avec des personnels formés avaient été disponibles en région dès le printemps 2014, des milliers de vies auraient pu être épargnées et le virus n’aurait pas rencontré autant d’hôtes disponibles. En effet, la baisse de la propagation du virus Ebola en Afrique de l’Ouest, confirmée depuis le début de l’été 2015, est due prioritairement à la capacité de détection et d’isolement des patients infectés et à la pratique d’enterrements sécurisés des victimes du virus[11]Interview de Sylvain Baize par Benoît Miribel à l’Institut Pasteur à Wuhan (Chine) le 31 janvier 2015..

Triple crise

Ebola est une crise sanitaire qui s’est donc transformée rapidement en crise humanitaire et économique. Au-delà des aspects médicaux et scientifiques, la dimension sociale et anthropologique d’une épidémie est trop souvent négligée alors qu’elle nécessite une approche appropriée dans le respect du contexte culturel. La transversalité des enjeux incite les experts à croiser leurs connaissances pour envisager des réponses encore plus adaptées, portées localement par les responsables communautaires et politiques. Si l’attention internationale s’est portée à juste titre sur l’absence de vaccin et de traitement, on ne doit pas occulter la faiblesse du système de santé et l’importance de le renforcer. La santé est un bien public, trop souvent négligé par les responsables nationaux et internationaux : elle doit devenir une priorité pour les politiques africaines si l’on veut être en mesure de contenir les épidémies telles qu’Ebola et les pandémies telles que le sida.

L’action de MSF a été remarquable et conséquente en raison notamment de la défaillance des systèmes de santé des trois pays frappés en Afrique de l’Ouest. La question de l’appropriation des capacités de diagnostic et de traitement est un enjeu qui passe par une volonté politique affirmée des ministères de la Santé et par un partenariat dans la durée pour accroître le niveau de compétences et les équipements. À titre d’exemple, le programme Réseau d’Afrique de l’Ouest des laboratoires d’analyses biologiques (RESAOLAB), lancé en 2009 au Mali, Sénégal et Burkina-Faso et qui concerne aujourd’hui sept pays de la sous-région, dont la Guinée, a montré que les pays qui se dotaient d’un bon réseau de laboratoires de biologie clinique avaient la capacité de lutter contre la propagation d’une épidémie. Ce programme fait partie des quelques actions multipartenaires publics et privés, soutenues par l’Agence française de développement (AFD), qui doivent être encouragées et développées par une appropriation locale.

Après Ebola

Au global, la France a engagé jusqu’ici plus de 200 millions d’euros avec plusieurs centaines de personnels impliqués dans le cadre de la « task force » Ebola et dans la mise en œuvre de nombreux projets sur le terrain. L’Inserm s’est mobilisé dans plusieurs grands projets de recherche clinique et opérationnelle, évaluant notamment l’efficacité d’un médicament – le favipiravir – seul ou en combinaison, participant à plusieurs essais vaccinaux en partenariat avec la Commission européenne et le National Institute of Health (NIH) britannique et mettant en place une cohorte de suivi des survivants. Des programmes de recherche en sciences humaines et sociales, essentielles dans cette épidémie où l’impact sociétal est majeur, ont également été lancés. Un Institut Pasteur va être aménagé à Conakry. L’institut Pasteur (Paris et Dakar) a joué un rôle important dans l’identification moléculaire du virus Ebola et son analyse phylo-génétique ainsi que pour le diagnostic virologique des patients.

Une des particularités de la réponse française est son caractère intégré associant réponse sanitaire et recherche opérationnelle. Ceci s’est mis en place grâce à une collaboration étroite et innovante entre chercheurs et ONG (Alima, MSF, Croix-Rouge française, Waha, Solthis…). Ce modèle de collaboration ONG – chercheurs restera un élément fondateur pour le futur dans la construction de la recherche en situation d’urgence en particulier pour le Réseau REACTing (Aviesan) et le réseau GloPID-R (Aviesan – Fondation Mérieux – Commission européenne).

À moyen terme, la task force Ebola a contribué à mettre en place trois projets importants pour l’après Ebola en partenariat avec l’AFD et Expertise France et les différentes ONG : PREPARE – installation d’équipes de réponses régionales lors des cas suspects – ; RIPOST – Réseau Ouest Africain de surveillance et d’alerte s’appuyant sur les structures de santé publique des différents pays de la grande région en partenariat avec l’OMS et, enfin, un projet d’hygiène et de sécurité hospitalière.

Quelles que soient les évolutions de la gouvernance mondiale sanitaire, sans une action locale en faveur de la construction de véritables systèmes de santé, on ne parviendra pas à avoir un impact suffisant pour faire face efficacement aux épidémies et plus globalement aux maladies infectieuses. La question de la responsabilité des gouvernements et des ministères face aux enjeux de santé publique doit être suivie de près afin d’inciter et encourager les responsables politiques à prendre les mesures de protection des populations dont ils ont la charge. La vulnérabilité sanitaire des pays dépourvus de système de santé concerne aussi les pays développés car ils peuvent se retrouver à tout moment exposés à des pathogènes émergents ou ré-émergents. La mise en place d’un réseau africain de surveillance et d’alerte sera un élément clé dans les futures épidémies.

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Pour « Pathogènes de classe 4 », c’est-à-dire des virus provoquant des fièvres hémorragiques (comme Ebola) ou des maladies extrêmement infectieuses et avec un fort taux de mortalité (comme la variole). Le Laboratoire P4 Jean Mérieux – INSERM est le seul laboratoire P4 civil en France .
2 Lire dans ce numéro l’article d’Aboubacar Sidiki Diakité.
3 « Chacun (y compris le modeste auteur de ce texte) prédisait que, tout comme pour la vingtaine d’épidémies connues depuis 1976 n’ayant jamais dépassé les 500 cas, les choses allaient se calmer rapidement. De fait, en mai, l’incidence baissait… avant de repartir en flèche ! » : Olivier Bouchaud, « Ebola 2014-2015 : le prix à payer d’un fiasco à tous les étages », La lettre de l’Infectiologue, tome XXIX, n° 5, septembre-octobre 2014, p. 116.
4 Les objectifs principaux étaient de limiter la propagation du virus, d’assurer les services de bases, de soigner les malades, prévenir la maladie et contribuer à préserver la stabilité.
5 Selon l’OMS, la grippe hivernale tue en moyenne chaque année entre 300 et 500 000 personnes.
6 Le virus Ebola identifié en 1976 est caractérisé par une forte létalité qui a pu atteindre plus de 90 % dans les épidémies précédentes. Le taux de létalité est le rapport entre le nombre de personnes infectées et le nombre de décès. L’épidémie Ebola Makena (2014), proche d’Ebola Zaire, a une létalité estimée entre 60 et 70 %. Le virus Ebola fait partie de la famille des Filovirus qui regroupent les virus les plus dangereux tels que Marburg ou Fièvre de Lhassa.
7 Rapport du Dr Christophe Peyrefitte à l’issue d’une mission effectuée en Guinée en septembre 2014 pour inventorier les capacités des laboratoires de biologies cliniques. Source RESAOLAB 2014.
8 www.actioncontrelafaim.org
9 Témoignage de Julie Calafat, coordinatrice des programmes ACF au Liberia, 27 novembre 2014, site ACF.
10 Selon l’OMS, la diarrhée tue chaque année dans le monde plus 760 000 enfants. http://www.who.int/mediacentre/factsheets/fs330/fr 
11 Interview de Sylvain Baize par Benoît Miribel à l’Institut Pasteur à Wuhan (Chine) le 31 janvier 2015.

You cannot copy content of this page