Quel horizon pour le Sommet humanitaire mondial ?

Benoît Miribel
Benoît Miribel Depuis janvier 2007, il est directeur général de la Fondation Mérieux, spécialisée dans la lutte contre les maladies infectieuses, en particulier dans les pays en développement. Il est également, depuis juin 2013, président d’honneur d’Action contre la Faim, qu’il a présidée de 2010 à 2013 et dirigée de 2003 à 2006. Il a été directeur général de l’Institut Bioforce de 2003 à 2007. Il préside le Centre Français des Fonds et Fondations (CFF). Benoît Miribel est par ailleurs cofondateur du Forum Espace Humanitaire (FEH) et du Groupe de réflexion urgence et post-crise, membre du conseil d’administration du Forum Convergences et de l’ONG Friendship-France. Benoît Miribel est diplômé de l’Institut d’études politiques de Lyon et titulaire d’un DEA en Relations internationales de l’Université de Paris I Panthéon-Sorbonne. Il est cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires et membre de son conseil d’orientation.

Après notre numéro inaugural publié en février dernier, nous ne pouvions que consacrer ce deuxième numéro d’Alternatives Humanitaires à l’événement majeur que sera le premier Sommet humanitaire mondial. Nombre d’entre vous seront présents à Istanbul les 23 et 24 mai prochains pour ce grand rassemblement international organisé par les Nations unies en partenariat avec les ONG et les gouvernements. Mais de quoi sera-t-il question exactement ?

Tout d’abord de sujets très ambitieux si l’on en croit les deux tables rondes d’ouverture qui nous feront prendre de suite de l’altitude en abordant les questions du « Leadership politique pour prévenir et stopper les conflits » et du « Changement de la vie des populations : de l’assistance à la suppression des besoins ». Cette idée de mettre fin aux besoins est stimulante, mais est-elle réaliste ? À vouloir prendre trop de hauteur, ne risque-t-on pas d’entrée de s’éloigner des réalités d’aujourd’hui ? Cinq autres tables rondes, de « haut niveau » nous dit-on, se dérouleront ensuite durant les deux jours, ponctués eux-mêmes d’une quinzaine de sessions spéciales. Ces dernières aborderont des sujets aussi variés que les principes humanitaires, la communication médiatique en situation de crise, l’engagement religieux, l’éducation dans l’urgence, les migrations, l’élévation des normes qui protègent l’humanité ou la création de réseaux humanitaires régionaux (comme ROHAN, Regional Organisation Humanitarian Action Network). C’est dire si chacun devrait pouvoir trouver au moins un sujet d’intérêt dans ce vaste programme ! Et ce d’autant que le processus de préparation, de longue haleine, a eu pour ambition de permettre l’implication de tous les acteurs, gouvernementaux et non gouvernementaux, à travers tous les continents, chacun étant invité à apporter sa pierre au futur édifice humanitaire du XXIe siècle !

Nul doute qu’Istanbul s’annonce sur le registre du consensus puisque toute l’approche a permis de niveler les contradictions majeures afin de préserver la participation du plus grand nombre sur les principaux dénominateurs communs. Ainsi la question des effets pervers des missions intégrées onusiennes n’est pas à l’ordre du jour, sans doute pour ne pas aborder ouvertement des sujets de désaccords qui nous renverraient au final, comme bien souvent, sur le sujet épineux du rôle des Nations unies au sein du système international. Car s’il est incontestable qu’elles représentent l’organisation la plus adaptée pour la gestion de la sécurité internationale, on peut discuter le fait qu’il en soit de même pour la gestion des actions humanitaires. Et lorsqu’il cumule simultanément sécurité et assistance humanitaire, ce système onusien entrave bien souvent la seconde au profit de la première, mettant de facto en difficulté les organisations non gouvernementales qui se voient assimilées à cette organisation politique et donc entravées dans leur action auprès des plus vulnérables.

Alors posons-nous franchement la question : la normalisation de la fonction humanitaire internationale qui se dessine de manière rampante depuis des années, et pourrait bien être confortée sur les rives du Bosphore, est-elle une garantie de l’application effective des principes humanitaires ? Est-elle compatible avec la diversité des approches humanitaires qui permet précisément une adaptation à chaque contexte pour cibler, le plus efficacement possible, les populations en difficulté de façon impartiale ?

Nul doute, en tout cas, que cette normalisation s’inscrit dans le prolongement de la démarche entreprise en 2006 par la Global Humanitarian Platform. S’insérant ainsi dans le cadre de la réforme humanitaire des Nations unies initiée en 2005, cette conférence avait réuni pour la première fois à Genève ceux qui étaient considérés comme les trois piliers opérationnels de l’action humanitaire internationale : les ONG, le mouvement Croix-Rouge et Croissant-Rouge et les agences onusiennes[1]Il est intéressant de noter qu’en 2005, en réponse à cette invitation onusienne, MSF International avait déclaré qu’il n’était pas dans son rôle de collaborer à la réforme humanitaire … Continue reading.

Organisé trois années de suite à Genève, pour débattre en particulier de la mise en œuvre des clusters, du Central Emergency Revolving Fund (CERF) et de la formalisation d’un cadre de partenariat[2]Définition des « Principes de partenariat » (Principles of Partnership) lors de la réunion en 2007 à Genève de la Global Humanitarian Platform (GHP). Ces principes dits « PoP » … Continue reading, ce premier grand rassemblement avait permis de prendre la mesure des enjeux onusiens. Face au poids important des grandes ONG humanitaires transnationales, certains avaient perçu une volonté onusienne de s’engager davantage avec des ONG nationales, plus souples et moins contraignantes que le « Top 30 » des grandes ONG occidentales, puissantes financièrement, présentes dans tous les pays en crise et très souvent critiques. Tout ceci sur un fond de questionnement sur le positionnement des agences onusiennes entre elles, leur mission et leurs moyens croissants ainsi que leur lourdeur administrative[3]Le Haut-Commissaire pour les réfugiés (UNHCR), Antonio Guterres, avait critiqué ouvertement les procédures internes non adaptées aux réalités d’aujourd’hui, prenant comme exemple les … Continue reading. En dix ans, il est indéniable que des progrès ont été faits dans le domaine de la professionnalisation des acteurs humanitaires, encouragée dès la fin de la guerre froide par la création d’ECHO en 1992, laquelle a porté le développement financier d’un grand nombre d’ONG. On peut également reconnaître que l’approche par clusters a porté certains de ses fruits, même si elle fut d’abord contestée par un grand nombre d’ONG. La solution fut sans doute de ne rien imposer et de laisser les ONG trouver elles-mêmes leur place au cœur du dispositif des clusters. Alors, que pouvons-nous attendre de ce Sommet humanitaire mondial, un événement qui reste sans précédent ?

Certains diront qu’il sera la consécration du partenariat entre les agences onusiennes et les multiples organisations nationales des pays en développement. Il ne fait d’ailleurs aucun doute que le renforcement des capacités locales et l’appropriation des enjeux humanitaires passent obligatoirement par des organisations nationales indépendantes, plus structurées et disposant de ressources accrues. Comment les ONG pourraient-elles être contre cette logique qui vise à permettre aux sociétés civiles des pays en crise ou en développement d’être plus à même de soulager les besoins des plus fragiles d’entre eux ? Si l’expression « renforcement des capacités » est bien établie depuis plusieurs décennies, elle s’est vue complétée il y a quelques années par la notion de résilience appelant à mettre au cœur des actions humanitaires les populations concernées. Comment ne pas vouloir donner la capacité d’agir à ceux qui vivent les situations de crise pour leur permettre de gérer leur destin au lieu de dépendre trop souvent d’une assistance extérieure ? Alors sous quel angle allons-nous aborder la question du partenariat en mai à Istanbul ? Celui qui crée des liens de subordination, de prestation, de sous-traitance ? Ou bien celui qui met tous les partenaires au même niveau, chacun étant reconnu au titre de ses compétences et de sa valeur ajoutée, dans un esprit de complémentarité, associés du diagnostic à la mise en œuvre, avec le partage des succès comme des échecs ? On connaît les éléments de bonnes pratiques, indispensables à rappeler pour aller dans le bon sens, mais c’est bien dans leur application effective et les modes opératoires mis en œuvre sur le terrain que l’on peut en apprécier la pertinence. Du Sommet d’Istanbul aux terrains humanitaires, on peut s’attendre à des pertes en ligne pour l’application des éventuelles résolutions à venir, si celles-ci ne sont pas centrées sur l’intérêt des populations vulnérables.

Est-ce que la promotion affirmée d’un cadre fort entre les ONG nationales et les agences onusiennes représente « un risque » pour les grandes ONG humanitaires internationales ? Non pas au regard d’une position à défendre, mais compte-tenu des ressources, des compétences, d’une militance et d’une volonté de contre-pouvoir à faire valoir. Il semble que cela ne soit pas véritablement un risque, tant il est pertinent que les ONG internationales puissent continuer à avancer dans ce domaine, pour laisser la place prioritairement aux ONG nationales dans les contextes où elles n’ont comparativement plus de valeur ajoutée. D’autre part parce que le rôle des ONG transnationales est essentiel dans la plupart des pays en crise, compte tenu de leurs capacités d’intervention, à la différence des ONG nationales qui n’ont majoritairement pas les ressources humaines et financières pour se projeter sur plusieurs pays à la fois. Il convient donc d’œuvrer en complémentarité, entre ONG transnationales et nationales plutôt que d’envisager une concurrence sans intérêt compte tenu des nombreux besoins humanitaires à l’échelle de la planète. On peut attendre des gouvernements et des Nations unies qu’ils puissent faciliter le travail des organisations humanitaires, par des réglementations adéquates et des fonds dédiés aux priorités humanitaires, plutôt que de vouloir les mettre en œuvre eux-mêmes. En effet, ce sont les ONG nationales et internationales qui sont les plus proches des populations sur le terrain et qui, par ailleurs, n’ont pas vocation à gérer administrativement des crises ou à assurer des missions de sécurité. Alors pouvons-nous affirmer les complémentarités des différents acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux qui se retrouvent partie prenante dans les enjeux humanitaires de terrain ? Une complémentarité totalement orientée vers les populations les plus vulnérables, tout simplement parce que ce sont elles qui doivent mobiliser le plus d’attention et de moyens. Mais pouvons-nous réellement objectiver les besoins humanitaires pays par pays, région par région, de villes en villages, pour pouvoir répertorier et appréhender au mieux les attentes des personnes vulnérables ? Au-delà des concepts d’urgence, de réhabilitation et de développement, qui ne sont pas suffisamment révélateurs de la vulnérabilité réelle des populations, il importe d’être en mesure de pouvoir assister prioritairement les personnes les plus affectées, quel que soit le contexte, qu’il s’agisse d’un conflit comme en Syrie ou d’une crise sanitaire comme nous l’avons vu avec Ebola.

Les tensions entre acteurs gouvernementaux et non gouvernementaux sont un élément constitutif du développement de l’action humanitaire internationale. Limiter le recours à l’assistance humanitaire – quand cela s’avère possible –, grâce à une action de plaidoyer en amont efficace, fait partie intégrante de la mission des organisations humanitaires. De même que questionner l’organisation du système international humanitaire devient un enjeu majeur qui n’échappe pas à la logique de notre revue Alternatives Humanitaires.

Vous avez été nombreux à saluer cette initiative et à nous encourager à la poursuivre. Pour cela, nous avons besoin de vous car cette revue ne vivra dans la durée que si elle est appropriée par toutes les parties prenantes du secteur humanitaire. Nous saluons le soutien de la Fondation de France qui nous rejoint. Différentes universités ont également exprimé le désir d’en faire autant et de s’impliquer dans les prochains numéros, intéressées par ce qui est pour nous une priorité : permettre la corédaction d’articles entre acteurs de terrain humanitaires et chercheurs de toutes disciplines. Parce que l’action humanitaire n’est pas une science exacte et qu’elle est faite de multiples composantes, nous devons encourager l’approche systémique, pour questionner globalement ce qui est entrepris au regard de ce qui devrait l’être. Une exigence qui nous ramène vers Istanbul car il n’est qu’un horizon à viser pour ce Sommet : une efficacité accrue face à l’enjeu que représentent les millions de personnes vulnérables dont la vie est menacée. La revue Alternatives Humanitaires s’inscrit dans cette démarche, complémentaire de l’action de terrain et du plaidoyer.

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References

References
1 Il est intéressant de noter qu’en 2005, en réponse à cette invitation onusienne, MSF International avait déclaré qu’il n’était pas dans son rôle de collaborer à la réforme humanitaire des Nations unies.
2 Définition des « Principes de partenariat » (Principles of Partnership) lors de la réunion en 2007 à Genève de la Global Humanitarian Platform (GHP). Ces principes dits « PoP » – Transparence, Approche orientée sur les résultats, Responsabilité et Complémentarité – sont appelés à servir de cadre directeur dont les agences humanitaires doivent tenir compte dans leurs activités.
3 Le Haut-Commissaire pour les réfugiés (UNHCR), Antonio Guterres, avait critiqué ouvertement les procédures internes non adaptées aux réalités d’aujourd’hui, prenant comme exemple les complications qu’il devait surmonter pour prendre tout simplement un vol aérien sur une compagnie low cost !

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