Les défis de la transition humanitaire en Afrique

Virginie Troit
Virginie TroitDocteur en science politique et relations internationales (Sciences Po Paris). Depuis 2013, Virginie Troit est la directrice générale de la Fondation Croix-Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale, après avoir travaillé pendant huit ans au sein d’ONG locales et internationales (Médecins Sans Frontières, Handicap International). Virginie est membre du conseil d’administration de l’Association internationale des études humanitaires (IHSA), membre du conseil d’orientation de la revue Alternatives Humanitaires co-fondée par la Fondation Croix‑Rouge française pour la recherche humanitaire et sociale et membre du comité de pilotage du Red Cross and Red Crescent Research Consortium (RC3). Elle co-dirige la collection « Devenir humanitaire » aux éditions Karthala et contribue à la commission pédagogique du master Migrations (EHESS, Paris 1).
Jean-François Mattei
Jean-François MatteiPrésident de l’Académie nationale de médecine et membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques), ancien ministre de la Santé, le professeur Jean-François Mattei exerce la pédiatrie avant de se consacrer à la génétique médicale. Sa pratique l’a conduit à s’impliquer dans les questions d’éthique biomédicale, ses travaux sont reconnus en France comme à l’étranger. Président de la Croix-Rouge française de 2004 à 2013, il lance en 2013 le Fonds de dotation (devenu fondation) de la Croix-Rouge française qu’il présidera de 2013 à 2017. Il est membre de l’Institut de France depuis 2015 (Académie des sciences morales et politiques) et chevalier de la Légion d’honneur (2004). Il est cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires.

L’humanitaire moderne a pris son envol et formé sa vision sur les champs de bataille européens avec la création de la Croix-Rouge. Près d’un siècle plus tard, dans les années  1960, l’aide internationale qui achève sa mission de reconstruction de l’Europe s’oriente vers l’Afrique et le tiers-monde. Les ONG de développement, les agences nationales d’aide publique au développement (APD) et les différents programmes et fonds de l’ONU interviennent de plus en plus massivement sur un continent en quête d’indépendance, écartelé entre les logiques d’alignement imposées par la guerre froide. Dès lors, l’humanitaire sera indissolublement lié à l’Afrique tandis que la relation de cette dernière à l’humanitaire ne cessera de grandir, de se transformer et d’interroger dans un contexte de mondialisation où la place de chacun est à redéfinir en permanence. États, ONG, institutions internationales, sociétés civiles, organisations religieuses, médias et secteur privé vont alors apprendre à interagir, à s’opposer, à s’allier ou à se défier lors de crises – qu’elles soient de nature politique, climatique, sanitaire, économique ou sociale – prenant en otage, décimant ou affectant des millions de personnes. L’Afrique finira par incarner l’image du « continent humanitaire ».

Ce nouveau numéro est une première tentative, modeste, parcellaire et donc forcément insatisfaisante de balayer cette image et de mieux comprendre ce qui travaille, de l’intérieur comme de l’extérieur, l’Afrique d’aujourd’hui. Son dossier cherche à aller au-delà du traditionnel tableau clinique et dramatique évoquant l’intervention des ONG étrangères en Afrique pour entrer dans la relation de la sphère humanitaire à l’Afrique et de l’Afrique aux humanitaires, pour être au cœur des interactions et des intérêts multiples qu’elle traduit, des mécanismes qu’elle produit à l’heure où nombre de ses nations veulent reprendre en main l’assistance qui concerne leurs populations. Il en va ainsi de Madagascar, comme nous le verrons dans l’article de Christiane Rafidinarivo. 

Sortir de l’action pour mieux en saisir les enjeux

Pour mieux comprendre cette relation de l’humanitaire en Afrique, nous avons donc essayé de porter le regard au-delà de l’action même et de laisser un peu à distance les chiffres, ces statistiques qui accablent, fixent les objectifs, mesurent, laissent espérer ou alarment, créent des catégories indispensables à l’analyse, mais qui, certainement en Afrique plus qu’ailleurs, peuvent projeter des réalités qui n’existent pas, classifient sans apprendre à connaître, étiquettent sans intégrer les changements à l’œuvre localement. Achille Mbembe évoque l’Afrique comme un « corps en mouvement, jamais à sa place, dont le centre se déplace partout dans l’énorme machine du monde[1]Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2013. ». Mbembe a même inventé un terme, l’« afropolitanisme », pour désigner cette « manière dont les Africains font monde, gèrent le monde et irriguent le monde[2]Illmatik, 6 juin 2016, https://africultures.com/afropolitanisme-4248/ ».

L’ambition de ce numéro d’Alternatives Humanitaires est bien là : prendre conscience des mouvements en marche avec nos collègues africains, décloisonner les catégories obsolètes en donnant la part belle aux sciences humaines et sociales des universités et centres de recherche africains, et saisir, dans leur pluralité, les expériences et analyses qui feront avancer l’humanitaire en Afrique, quitte à le voir changer de forme. Les défis restent immenses alors que pour la seule corne de l’Afrique, le Bureau de coordination des affaires humanitaires de l’ONU (BCAH/OCHA) annonçait, en février 2017, 22,9 millions de personnes menacées par l’insécurité alimentaire, et alertait sur les risques d’escalade de la violence au Kenya, au Soudan du Sud, en Somalie, des déplacements de population en République démocratique du Congo (RDC) et une détérioration de la situation humanitaire au Burundi[3]Voir également, sur la situation humanitaire en Afrique, l’analyse développée par Stephen O’Brien, sous-secrétaire général des Nations unies pour les affaires humanitaires et coordinateur … Continue reading.

Décentrer le regard pour se recentrer sur l’humain

De fait, l’humanitaire continue de puiser en Afrique les images et figures qui ont construit son « aventure » vue du Nord, une aventure (unilatérale ?) qui s’est construite avec les caméras des années 1970, du Biafra à l’Éthiopie, de la Somalie au Rwanda, avec la naissance des ONG « sans frontiéristes » pour se propager à la vitesse des images iconiques. Redonner la place aux imaginaires, aux discours et aux perceptions est une priorité pour rendre la vie dure aux idées reçues, décentrer le regard et le recentrer sur les personnes en besoin d’assistance et leur point de vue sur les crises qui les affectent. Les difficultés du déploiement de la réponse à l’épidémie à virus Ebola ont d’ailleurs appelé à une prise en compte urgente de ces perceptions. La Croix-Rouge française a par exemple pour la première fois fait appel à une approche anthropologique africaine pour tirer les enseignements de ses actions. Côté Afrique, on peut aussi proposer « un travail de déconstruction des perceptions populaires sur l’humanitaire  – est essentielle à une compréhension de cette globalisation fluide, complexe, en devenir[4]Sandrine Perrot et Dominique Malaquais, « Penser l’Afrique à l’aune des globalisations émergentes », Politique africaine, vol. 1, n° 113, 2009, p. 5-27, … Continue reading ». Pour preuve, la relation complexe aux ONG locales confessionnelles[5]Tara R. Gingerich, Diane L. Moore, Robert Brodrick and Carleigh Beriont, Local humanitarian leadership and religious literacy: engaging with religion, faith, and faith actors, Oxfam, mars … Continue reading. Et l’humanitaire fait définitivement partie de cette globalisation.

Apprivoiser l’ambivalence entre urgence et émergence

Le nouveau millénaire a en effet mis un terme à « l’échec de croissance chronique[6]African Development Bank Group, African Development Report 2015. Growth, Poverty and Inequality Nexus: Overcoming Barriers to Sustainable Development, African Development Bank Group, p. 270 … Continue reading » qui définissait la majorité des économies africaines, avec un taux de croissance record de 3 % sur quinze ans. La « renaissance africaine » a vu la population du continent excéder le milliard en 2011, avec une projection à 2,5 milliards en 2050 et des pays qui vont doubler, voire tripler de population. Connectées à l’urbanisation croissante, ces tendances vont accoucher en Afrique des plus grandes megacities du monde. Ces villes, lieu d’une classe moyenne montante estimée à 1,1 milliard de personnes à l’horizon 2060, vont conduire la révolution technologique qui devrait permettre à la couverture mobile de passer de 16 % aujourd’hui à 99 % dans 40 ans. En Côte d’Ivoire, en Éthiopie, au Nigeria ou au Sénégal, les peuples comme les gouvernants de ces États « émergents » tolèrent de moins en moins les communications « humanitaires » en contradiction avec les efforts déployés et les signaux envoyés à la communauté internationale. Les relations entre États et ONG sont plus que jamais au centre des négociations administratives et communicationnelles qui conditionnent les accès au terrain, les financements et les prises de paroles dans les médias. Serge Michailof, à partir de l’exemple du Sahel, nous fait entrer dans ces ambivalences entre urgence persistante et émergence proclamée, existant au sein d’un même pays ou entre les pays, notamment les plus fragiles, comme la République centrafricaine, le Soudan du Sud ou la RDC, enlisés dans des décennies de crises. La difficulté des ONG nationales à s’autonomiser de l’État, en l’occurrence au Sénégal, est au cœur de l’article de Sadio Ba Gning et Kelly Poulet. Et des pesanteurs terribles continuent de grever les dynamiques à l’œuvre, à l’image des activités terroristes de Boko-Haram ou du sort des enfants-soldats auxquels Jonathan Littell vient de consacrer un documentaire et dont il nous parle – dans notre rubrique Culture, comme en prolongement de ce Focus[7]Voir également l’interview de Marc Le Pape sur l’ouvrage qu’il vient de faire paraître avec Jean-Hervé Bradol, sur le génocide des Tutsis au Rwanda, dans la même rubrique Culture de ce … Continue reading. Dépassant l’humanitaire, le prix Goncourt 2006 avec Les Bienveillantes, longtemps engagé aux côtés d’Action contre la Faim, replace l’humain au cœur de son récit : une perspective qui doit nous inspirer…

Déjà en 2000, Francis Akindès, à propos de la Côte d’Ivoire, évoquait le manque « de forces sociales suffisamment structurées » comme d’une barrière empêchant de stimuler les pouvoirs publics à « inventer les piliers d’un minimum de politique sociale alternative[8]Francis Akindès, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Codesria, Série de monographies, 2004, … Continue reading ». Comment l’articuler alors avec une forme d’humanitaire alternatif en faisant autrement, en métissant les savoir-faire et en ajustant les faire-savoirs ? Entre afro-pessimisme et afro-optimisme, il y a sans nul doute une voie à tracer, sinon un chemin qu’il reste à découvrir. 

Une «nouvelle manière de travailler» pour une aide plus locale ?

Dans la continuité du Sommet humanitaire mondial de 2016, deux initiatives ont été clairement annoncées par les agences des Nations unies pour faire face aux volumes, aux coûts et à la durée croissante de l’aide humanitaire tout en s’inscrivant dans les Objectifs de développement durable (ODD). Le « New Way of Working[9]OCHA, New Way of Working, 2017, p. 15, www.unocha.org/sites/unocha/files/NWOW%20Booklet%20low%20res.002_0.pdf » d’OCHA invite à mieux connecter les efforts de développement avec ceux de l’humanitaire d’urgence alors que la « localisation de l’aide[10]Steven A. Zyck et Hanna B. Krebs, “Localising humanitarianism: improving effectiveness through inclusive action”, Humanitarian Policy Group, 2015, … Continue reading » prône une réorientation des flux financiers internationaux vers les structures locales pour les renforcer. Et si l’Afrique n’avait pas attendu pour y travailler et était déjà le laboratoire des alternatives humanitaires ? C’est ce que contribue à montrer ce numéro tout en projetant un regard critique sur les entraves à une transition humanitaire sereine et efficace. Nouveaux mécanismes assurantiels mis en place par l’Union africaine (UA) contre la sécheresse, abandon progressif des mutilations génitales féminines en Afrique de l’Ouest grâce au travail des ONG nationales, lutte anticorruption menée par les mouvements citoyens, sécurité alimentaire innovante grâce aux technologies mobiles, ou combat pour les droits et la démocratie : les universités et associations nationales sont un levier trop souvent invisible du changement. Et au-delà des accusations trop souvent rapides de mouvements sectaires, nous pourrions également évoquer les acteurs religieux avec qui la sphère internationale peine à interagir en dépit de leur action lors des crises[11]Tara R. Gingerich, Diane L. Moore, Robert Brodrick et Carleigh Beriont, Local humanitarian leadership…, op.cit.. Prenant acte de cette réalité multiforme, Alternatives Humanitaires est dans son rôle de connecter savoirs et pratiques pour influencer le débat mondial sur l’humanitaire « par le Sud » et dynamiser le tissu local infiniment riche. Mbembe affirme qu’un projet de transformation de l’Afrique doit être entrepris par les sociétés civiles africaines sur une vision de long terme où « il faudra à tout prix sortir de la logique de l’humanitarisme, c’est-à-dire de l’urgence et des besoins immédiats qui, jusqu’à présent, a colonisé le débat sur l’Afrique[12]Achille Mbembe, Sortir…, op.cit. ». Les enjeux qui se posent à Madagascar, en Côte d’Ivoire ou en Éthiopie montrent bien que c’est en termes d’un changement déjà à l’œuvre que les questions se posent : les réponses ne peuvent plus s’imposer unilatéralement dans des cadres non contextualisés qui ne répondent ni aux temporalités ni aux besoins d’un continent qui n’a plus rien d’humanitaire, mais qui a tout d’une humanité en lutte avec ses forces et ses faiblesses.

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ISBN de l’article (HTML): 978-2-37704-214-2

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References

References
1 Achille Mbembe, Sortir de la grande nuit. Essai sur l’Afrique décolonisée, La Découverte, 2013.
2 Illmatik, 6 juin 2016, https://africultures.com/afropolitanisme-4248/
3 Voir également, sur la situation humanitaire en Afrique, l’analyse développée par Stephen O’Brien, sous-secrétaire général des Nations unies pour les affaires humanitaires et coordinateur de l’aide d’urgence, dans l’interview qu’il a accordée à Alternatives Humanitaires, n° 4, mars 2017, p. 94-101, http://alternatives-humanitaires.org/fr/2017/03/10/il-nous-faut-un-acces-inconditionnel-sans-obstacle-et-continu-a-toute-personne-vulnerable-en-syrie/ .
4 Sandrine Perrot et Dominique Malaquais, « Penser l’Afrique à l’aune des globalisations émergentes », Politique africaine, vol. 1, n° 113, 2009, p. 5-27, www.cairn.info/revue-politique-africaine-2009-1-page-5.htm
5 Tara R. Gingerich, Diane L. Moore, Robert Brodrick and Carleigh Beriont, Local humanitarian leadership and religious literacy: engaging with religion, faith, and faith actors, Oxfam, mars 2017, www.oxfamamerica.org/static/media/files/Oxfam_Harvard_Local_humanitarian_leadership_and_religious_literacy.pdf
6 African Development Bank Group, African Development Report 2015. Growth, Poverty and Inequality Nexus: Overcoming Barriers to Sustainable Development, African Development Bank Group, p. 270 www.afdb.org/fileadmin/uploads/afdb/Documents/Publications/ADR15_UK.pdf
7 Voir également l’interview de Marc Le Pape sur l’ouvrage qu’il vient de faire paraître avec Jean-Hervé Bradol, sur le génocide des Tutsis au Rwanda, dans la même rubrique Culture de ce numéro .
8 Francis Akindès, Les racines de la crise militaro-politique en Côte d’Ivoire, Codesria, Série de monographies, 2004, https://publication.codesria.org/index.php/pub/catalog/download/274/1333/4536?inline=1
9 OCHA, New Way of Working, 2017, p. 15, www.unocha.org/sites/unocha/files/NWOW%20Booklet%20low%20res.002_0.pdf
10 Steven A. Zyck et Hanna B. Krebs, “Localising humanitarianism: improving effectiveness through inclusive action”, Humanitarian Policy Group, 2015, www.odi.org/sites/odi.org.uk/files/odi-assets/publications-opinion-files/9720.pdf
11 Tara R. Gingerich, Diane L. Moore, Robert Brodrick et Carleigh Beriont, Local humanitarian leadership…, op.cit.
12 Achille Mbembe, Sortir…, op.cit.

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