Mise à l’abri, hospitalité ou accueil des réfugiés : les ambiguïtés irrésolues du camp de La Linière

Franck Esnée
Franck EsnéeSa vie professionnelle a commencé sur les planches. D’abord le cirque, puis la danse, et le théâtre contemporain. Franck Esnée écrit et met en scène, développe une pédagogie de la danse improvisée qu’il enseigne en prison et en psychiatrie. En 2011, il s’oriente vers la solidarité internationale et rejoint Médecins Sans Frontières, en tant que logisticien au Mali, puis en Haïti. Il travaille par la suite avec ALIMA en tant que coordinateur logistique et effectue plusieurs missions, en Afrique essentiellement. En 2015, la crise migratoire le mobilise, d’abord en Grèce où il est coordinateur projets pour MSF, puis en France, en tant que chef de mission. Il est aujourd’hui engagé aux côtés de Médecins du Monde, dans les Hauts-de-France.
Michaël Neuman
Michaël NeumanDirecteur d’études au Crash depuis 2010, il est diplômé d’Histoire contemporaine et de Relations internationales (Université Paris-I). Michaël Neuman s’est engagé auprès de Médecins Sans Frontières en 1999 et a alterné missions sur le terrain (Balkans, Soudan, Caucase, Afrique de l’Ouest notamment) et postes au siège (à New York, ainsi qu’à Paris en tant qu’adjoint responsable de programmes). Il a également participé à des projets d’analyses politiques sur les questions d’immigration. Il a été membre des conseils d’administration des sections française et américaine de 2008 à 2010. Il a codirigé Agir à tout prix ? Négociations humanitaires, l’expérience de MSF, La Découverte, 2011 et Secourir sans périr. La sécurité humanitaire à l’ère de la gestion des risques, CNRS Éditions, 2016.

C’est en quelque sorte à un droit de suite que nous invitent Franck Esnée et Michaël Neuman. Celui-ci et Angélique Muller avaient en effet déjà consacré un article au travail des acteurs associatifs et politiques sur Grande-Synthe et son camp du Basroch. Suite au démantèlement de ce dernier et à l’installation des réfugiés sur le nouveau camp de La Linière, au printemps 2016, les auteurs reviennent ici sur une année de tergiversations, voire d’incohérences qui en disent long sur notre rapport aux réfugiés.

Le 7 mars 2016, sur la commune de Grande-Synthe (département du Nord), le camp de La Linière ouvrait ses portes à près de 1 300 migrants, venus du sous-bois fétide où ils résidaient depuis quelques semaines ou quelques mois à 4 kilomètres de là. La Linière est née de l’initiative du maire de la ville, Damien Carême, soutenu par Médecins Sans Frontières (MSF) qui a assuré la construction du camp. Le projet fut monté dans l’urgence, entre décembre 2015 et mars 2016 pour parer à l’éventualité de décès dans l’ancien lieu de regroupement et œuvrer à une amélioration des conditions de vie : enchâssé entre l’autoroute A16 et la voie ferrée, le terrain fut équipé de 368 abris en bois de 9 mètres carrés destinés chacun à accueillir 4 personnes. Des espaces communs furent installés et la liberté d’aller et venir garantie par le maire aux migrants qui s’y installèrent. Prévu à l’origine pour abriter les migrants pour l’hiver, le camp n’ouvrit qu’en mars. Un an plus tard, au moment de sa destruction par un incendie volontaire le 10 avril 2017, le camp abritait encore plus de 1 500 personnes, dont les projets d’avenir – tournés en majorité vers la Grande-Bretagne – n’avaient pas varié. L’environnement immédiat avait en revanche été transformé et ce, radicalement : suite au démantèlement du camp de Calais en octobre-novembre 2016 – qui regroupa, d’après certaines associations, jusqu’à 10 000 personnes – et au sort identique réservé à la quasi-totalité des petits campements de la région, La Linière était dès lors le seul lieu de regroupement des migrants toléré par l’État.

Nous avions souhaité revenir dans un premier temps sur la mobilisation et le jeu d’acteurs[1]Voir Angélique Muller et Michaël Neuman, « MSF à Grande-Synthe, enseignements d’une improbable coalition d’acteurs », Alternatives Humanitaires, n° 3, novembre 2016, p. 42-51, … Continue reading qui avaient rendu possible la construction de ce camp. C’est sur l’objet « camp », sa nature et sa gestion que portent cette fois-ci le récit et l’analyse.

Le choix d’un camp

Lorsque le maire Damien Carême et MSF s’accordent sur l’impossibilité d’apporter des améliorations significatives sur le site du Basroch, c’est assez rapidement la solution de déplacer les migrants sur un nouveau lieu, un camp construit pour l’occasion, qui est adoptée. Un site est identifié par le maire, en bordure de commune : ce sera La Linière, lieu d’une ancienne usine de triage de lin.

Rappelons que la construction de camps ne fait pas partie des activités traditionnelles de l’organisation : si, historiquement, MSF s’est largement construite dans les camps, elle n’en a qu’exceptionnellement bâtis[2]À l’instar du camp de N’zérékoré, en Guinée, destiné à accueillir plusieurs milliers de réfugiés au début des années 2000.. En dépit de lourdes connotations liées à ce mot, le camp (de réfugiés) présente des avantages qu’il importe de prendre en considération si l’on veut comprendre pourquoi cette forme de regroupement de personnes en difficulté est si commune.

D’un strict point de vue médico-sanitaire, le camp se prête parfaitement à l’organisation de la prévention et des soins, dans le cadre d’une mission d’assistance. Mais il est également un lieu de rassemblement approprié pour des personnes en situation précaire qui se sentent mieux protégées au sein d’un groupe de pairs, et davantage en mesure de trouver des moyens de subsistance. Ainsi, malgré les nombreuses critiques dont le camp fait historiquement l’objet[3]Rony Brauman et Michaël Neuman, « De Dadaab à Calais: quelles alternatives au camp ? », https://medium.com/@MSF_Crash/de-dadaab-%C3%A0-calais-quelles-alternatives-au-camp-5cb0ae68e20c, à Grande-Synthe, c’est cette solution qui s’est imposée : parce qu’elle était celle adoptée par les migrants eux-mêmes, depuis des années, mais aussi parce qu’il importait de réussir, dans des délais brefs, leur transfert – ils étaient plus de 2 500 lorsque le projet fut entrepris. Il s’agissait avant tout de convaincre et d’emmener tout le monde, de regrouper tous les habitants de l’ancien camp du Basroch sur un autre site, le maire de la ville ne pouvant se permettre d’avoir deux sites sur sa commune[4]Angélique Muller et Michaël Neuman, « MSF à Grande-Synthe… », art. cit.. Qui plus est, la méfiance à l’égard des pouvoirs publics français reste profondément inscrite dans la mémoire et l’histoire des personnes qui souhaitent franchir la Manche. En 2012 à Norrent-Fontes, les migrants installés dans un campement installé sur la commune avaient refusé de s’établir sur un nouveau terrain situé au centre-ville, lui préférant le lieu périphérique où ils avaient leurs habitudes. À Grande-Synthe, au moins 800 personnes avaient quitté le Basroch avant même le déménagement, confirmant la difficulté à déplacer les gens, tant la localisation du campement a, pour ses habitants, du sens : du fait des facilités de passage qu’il donne, de la présence d’institutions d’aide, de possibilités de fuite en cas d’intervention des forces de police, de la proximité avec le centre urbain.

Une fois le choix du camp effectué, c’est sur son architecture, celle de l’habitat en particulier, que porta l’action. Force est de constater que la logique du précaire l’emporta : avec toutes les bonnes intentions du monde, on pense petit et à usage temporaire. C’est ainsi que la première proposition de MSF consista à installer des tentes, issues d’un stock destiné à l’origine aux personnes déplacées en Syrie, et dont le seul mérite était d’être rapidement disponibles. Le budget nécessaire à la construction du camp était pourtant considérable : près de 2 millions d’euros. Ce ne fut qu’à la suite d’un important coup de vent début février, qui mit les tentes à terre, qu’une proposition alternative fut décidée : MSF choisit d’équiper le camp de La Linière des mêmes abris en bois qui avaient été distribués avec succès les mois précédents aux habitants de la « Jungle », à Calais. Ne pouvant être réalisée dans les délais impartis, cette option avait été initialement rejetée, d’autant plus que les tentes coïncidaient avec le projet municipal de faire du provisoire. La suite indiqua qu’elle était réalisable. De ce point de vue, la tempête fut salutaire, en permettant d’installer des migrants du Basroch dans des abris plus protecteurs. Mais elle contribua également au retard que subit la construction du camp : près de six semaines sur le calendrier initial. Et à son surcoût, le budget final dépassant les 2,5 millions d’euros.

Un architecte s’était pourtant intéressé rapidement au camp, à son plan ainsi qu’à son avenir. Impliqué dès l’été 2015 à Grande-Synthe auprès des associations historiques et de la municipalité dans le cadre d’un projet de construction d’une « maison des migrants », Cyrille Hanappe avait été également présent dans la « Jungle » de Calais dont il avait organisé des relevés avec ses étudiants. Contacté par MSF pour apporter des conseils à la mise en place du camp de La Linière, il travailla donc avec les équipes de terrain et les responsables techniques de la mairie à l’organisation des îlots et des espaces communs. Les abris ne bénéficièrent cependant pas de la même attention : matériaux employés peu résistants, isolation thermique et phonique médiocre. Si leur durée de vie limitée était connue, leur remplacement à terme ne fut pas envisagé, les acteurs de la construction n’ayant pas une vision commune de ce que devait être le camp : la mairie avait promis aux habitants de sa commune qu’il ne serait que provisoire et MSF ne se voyait que comme un acteur de l’urgence. Au final, Cyrille Hanappe était seul porteur de l’idée que La Linière devait être pensée comme un lieu pérenne, destiné à terme à être raccordé à la ville, alors que l’association Utopia 56 qui devint le premier gestionnaire de fait du camp ne formalisa pas davantage son projet sur la durée. Chacun semblait porter son projet, sans accord partagé sur son devenir.

Pour ceux qui au sein de MSF ont organisé la réponse de l’association, il ne s’est jamais agi d’autre chose que d’une opération de mise à l’abri, dénuée d’une réflexion sur l’hospitalité, l’accueil, le lien à la ville. Le service rendu devait essentiellement prévenir la survenue de maladies ou de décès, au sein d’une population très largement animée par le désir de poursuivre son voyage. L’habitat, avec 2 mètres carrés par personne, est un standard « couchage ». Les chalets se révèlent petits, non ignifugés, proches les uns des autres, ce qui suscitera par la suite des tensions dans la relation de MSF avec la préfecture concernant les normes de sécurité. S’il ne fait aucun doute que la préfecture utilisa ces défauts dans l’objectif de freiner l’ouverture du camp, cette réaction ne doit certainement pas dispenser MSF d’examiner les insuffisances de son engagement dans ce projet.

Le choix d’une gestion

La deuxième conséquence du manque d’intérêt de MSF pour le long terme fut la distance que l’organisation mit immédiatement avec la gestion du camp. L’ambiance était à la fraternité et à l’interassociatif, à la lutte et malgré l’existence de discussions informelles entre MSF et la mairie, on ne pensait ni accords-cadres, ni anticipation. L’énergie, physique comme intellectuelle, fut largement concentrée sur la réalisation technique du projet. Une fois le camp ouvert, la mairie confia pour une période initiale de deux mois la coordination des activités en son sein, et de fait sa gestion, à un partenaire associatif, Utopia 56. L’association, très récente, avait été fondée par les responsables de la régie du camping du festival breton des Vieilles Charrues : dépourvue d’expérience dans la gestion de camps, elle bénéficiait de financements limités de la mairie de Grande-Synthe (320 000 euros), et pariait sur la mobilisation de volontaires appuyés par une équipe salariée réduite. Elle prit néanmoins à sa charge la vie quotidienne, faisant fonctionner cuisines collectives et laverie, organisant les distributions. MSF déclina toute responsabilité formelle en ce domaine : elle ne faisait pas de gestion de camps, ne voyait pas l’utilité d’y investir des ressources importantes et ne s’estimait pas compétente. Ne montrant pas davantage d’intérêt à envisager un mode de cogestion et de cofinancement associatifs, empruntant au registre de l’urgence, estimant qu’elle avait fait plus que sa part, et décidée à organiser la passation à la mairie des responsabilités logistiques liées aux équipements, elle s’en tiendrait à ses activités médicales et à un rôle d’interlocuteur privilégié. En somme, le camp était ouvert, les gens étaient au sec : le pari était réussi. L’heure était désormais à la gestion d’un dispensaire, aux soins et à l’accompagnement des personnes, à la structuration du projet médical et aux liens avec les structures sanitaires locales pour garantir une prise en charge de qualité des patients.

L’empressement de MSF à se retirer aussi rapidement peut être compris comme conforme à la dynamique d’ensemble de ce projet : l’État s’empresse de peser sur son organisation, Damien Carême s’empresse de limiter l’accès au camp, le sous-préfet de Dunkerque s’empresse quant à lui d’en changer les orientations initiales et d’en redéfinir les termes pour tenter de faire de ce lieu ouvert un espace réservé aux seuls demandeurs d’asile en France. Réduire les capacités d’accueil de ce camp, démonter les abris vides, en limiter l’accès, puis finalement en interdire l’accès à tout nouvel arrivant, deviendront très vite les principales obsessions. Seules, finalement, les associations historiques – l’Auberge des migrants, Emmaüs, ou le Secours catholique – demeurent, persistent et s’inscrivent dans un temps plus long, parce qu’elles savent que les besoins sont les mêmes une fois les caméras occupées ailleurs, qu’ils émergent et réémergent à intervalles réguliers depuis vingt ans, sur le Calaisis et le Dunkerquois.

La fragilité présumée d’Utopia 56 – marquée par sa jeunesse et son organisation fondée sur le bénévolat –, l’insécurité qui prévaut parfois au sein du camp, ainsi que l’absence de MSF de la gestion du camp encouragent le maire et l’État à employer un prestataire : ce sera l’Association des Flandres pour l’éducation, la formation des jeunes et l’insertion sociale et professionnelle (Afeji). Elle est présente dès l’origine sur le camp où elle a pris en charge la gestion des équipements sanitaires, après avoir emporté l’appel d’offres de l’État pour 2,5 millions d’euros. Si MSF s’inquiète des conséquences de cette transition, et notamment du ton autoritaire que donnera l’État à la mission de l’Afeji, elle est mal placée pour en faire grand cas. De fait, le comité de pilotage – maire-Afeji-État – qui devait assurer la gestion de ce camp et, surtout, traduire en actions concrètes les termes vagues de la convention tripartite passée, ne fonctionnera jamais correctement. L’Afeji a le plus grand mal à rassembler les acteurs associatifs autour d’elle, elle est moins présente sur le terrain qu’Utopia 56, et semble agir davantage comme le bras armé d’autorités publiques avant tout désireuses de ne pas laisser se pérenniser les lieux. Quant à Damien Carême, il subit la pression grandissante de la préfecture. Il est ainsi fragilisé au sein du tissu associatif par une décision précipitée, en juin, qui vise à interdire l’accès au camp aux hommes seuls et à en limiter la capacité d’accueil à 700 places, alors même que de nouveaux arrivants sont en attente d’abris et que l’on suppose la Jungle de Calais sur le point d’être démantelée. Certes fidèle à son engagement initial de limiter la capacité d’accueil du camp, il est néanmoins pris en défaut par l’absence de projets de « mise à l’abri » similaires de la part d’autres municipalités du Calaisis et du Dunkerquois. Grande-Synthe est isolée et le Réseau des élus hospitaliers, hier vanté, se révèle bien fragile.

Le choix du non-choix

Mais la décision précipitée de juin est dénoncée par les associations. Utopia 56 cesse ses activités dans le courant du mois de septembre, un départ qui a pour conséquence une démobilisation associative et militante. MSF pour sa part intervient plusieurs fois, autant auprès de la mairie que de l’Afeji, pour tirer le signal d’alarme et tenter de peser sur cette gestion discutable. Elle va même jusqu’à menacer de recréer « un camp dans le camp » pour contrer les refoulements de nouveaux arrivants. Elle est entendue sur quelques points : présence d’un personnel qualifié en nombre suffisant, mise à disposition de traducteurs et prise en charge médico-sociale des plus vulnérables. Mais pas sur la nécessité de définir une orientation sur un temps plus long.

Malgré des tensions déjà perceptibles les premiers mois, le camp vit, ses habitants se l’approprient, dessinant la forme hybride du camp-ville qu’il était destiné à devenir dans l’esprit de certains de ses concepteurs : une structuration suffisamment légère pour servir de cadre sensible au « vivre-ensemble », pour permettre toute évolution et favoriser la créativité. Ainsi, des extensions d’abris, des décorations, des bacs à fleurs et des potagers font leur apparition. Des espaces collectifs sont ouverts, on mange ensemble, on fait de la musique, la configuration du camp et le mélange d’acteurs associatifs et de migrants encouragent les discussions et les rassemblements. Les relations avec les Grand-Synthois sont plutôt bonnes, aucun incident n’est signalé. Certaines initiatives du maire, comme sa décision de scolariser les enfants du camp dans l’école de la ville, contribuent à relier La Linière à celle-ci. Néanmoins, la participation des habitants du camp à la vie du lieu ne ressemblera jamais à l’appropriation et aux partages entrevus à Calais. Kurdes dans leur quasi-totalité, les habitants du camp sont pour beaucoup sous l’influence des passeurs et d’un réseau puissant. Leur projet de vie en dépend : un passage vers la Grande-Bretagne au terme d’un voyage presque toujours douloureux et difficile. Cette réalité-là, déjà présente sur le Basroch, a tôt fait de rattraper La Linière. Ce n’est pas faute d’enquêtes, de surveillance, de présence et d’interventions des forces de police, d’arrestations à répétition. C’est la faute, peut-être là encore, à l’empressement ; faute aussi à une politique d’État dont on ne peut que rappeler qu’elle n’a jamais œuvré au maintien de ce camp dans de bonnes conditions. Ni, a fortiori, eu cet objectif. Humanitaires et associations à La Linière sont rapidement confrontés aux passeurs, méfiants et parfois menaçants. Le business du passage est lucratif et la tentation de s’accaparer davantage de ressources peut être encore plus grande : racketter l’accès aux douches et aux repas, s’approprier et contrôler l’attribution des abris, moyennant un prix de séjour. Dans ce climat, certains habitants du camp, les mineurs en particulier, sont difficilement accessibles aux associations. Or réguler la vie dans le camp passe par la reconnaissance de l’autonomie des personnes, qui elle-même nécessite l’établissement d’un lien de confiance et la fourniture d’une information sur la vie du camp.

Pourtant, à La Linière, on n’informe pas les gens, ni des décisions, ni des visites importantes, ni des combats ou des luttes politiques quand elles ont lieu, ni des enjeux, ni de leurs droits ; c’est à peine si on leur dit qui fait quoi. Les règles d’accueil changent tous les trois mois. Comment penser une aventure commune qui se construit au jour le jour ? Les acteurs juridiques refuseront d’intervenir physiquement sur le camp, cibles des intimidations des passeurs qui y voient un risque pour leur activité. La Cimade ouvrira une permanence, mais à l’extérieur du camp, en centre-ville. L’information et l’orientation juridique, pourtant cruciales dans ces situations individuelles complexes, se limiteront donc aux orientations et aux seuls messages de l’État. Ceux-ci sont portés quotidiennement par les maraudeurs de l’Office français de l’immigration et de l’intégration (OFII), chargés de promouvoir la demande d’asile en France auprès de personnes qui, pour beaucoup, souhaitent se rendre en Grande-Bretagne…

Les habitants de La Linière quant à eux sont pris en étau entre des passeurs, autoritaires et violents, et les autorités de l’État, décidées à ne pas laisser se développer un espace extraterritorial. Certes MSF s’inquiète de la détérioration de la situation, elle discute en interne de ses responsabilités vis-à-vis de ce camp qu’elle a initié et construit, et alors qu’elle est encore locataire d’une partie des terrains que ce camp occupe. Mais elle s’en éloigne malgré tout. Les raisons de cette attitude sont difficiles à discerner.

MSF ne travaillant plus du tout dans le camp à partir de la mi-août 2016 suite à la passation de ses activités médicales à l’hôpital de Dunkerque d’une part, et s’étant définitivement retirée des Hauts-de-France après le démantèlement de la « Jungle » à Calais en octobre d’autre part, il lui est devenu difficile de maintenir un suivi de la situation du camp. Dès le mois de septembre et suite au démantèlement, près de 400 personnes arrivent dans le camp, principalement des Afghans, repoussés dans les espaces collectifs où ils campent tant bien que mal, les abris non occupés ayant été démontés. Surpopulation, ras-le-bol des associations mises sur la touche, détérioration des habitats, tensions politiques persistantes entre mairie et sous-préfecture, rigueurs de l’hiver… Tous les éléments sont réunis pour une explosion. Et c’est un incendie qui rebat les cartes. Depuis, parmi les habitants de La Linière, certains se cachent dans les bois, d’autres ont gagné Paris. La présence de tous ceux qui ne sont pas hébergés en Centre d’accueil provisoire suite à l’incendie est jugée illicite. Les migrants des Hauts-de-France sont pourchassés, et ceux qui tentent de leur venir en aide, associations ou individus, sont dissuadés de le faire.

Le projet de Grande-Synthe témoigne de la difficulté d’une initiative isolée, si courageuse soit-elle, à perdurer dans un environnement national et européen inhospitalier. Mais c’est peut-être avant tout au refus collectif d’assumer le choix de l’accueil au-delà de la mise à l’abri d’urgence, de poser en des termes clairs l’invention d’un modèle d’accueil pour des personnes en transit, que peut être imputée l’impasse, au moins partielle, dans laquelle s’est retrouvé le camp de La Linière.

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-222-7

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References

References
1 Voir Angélique Muller et Michaël Neuman, « MSF à Grande-Synthe, enseignements d’une improbable coalition d’acteurs », Alternatives Humanitaires, n° 3, novembre 2016, p. 42-51, http://alternatives-humanitaires.org/fr/2016/11/22/msf-a-grande-synthe%E2%80%89-enseignements-dune-improbable-coalition-dacteurs/
2 À l’instar du camp de N’zérékoré, en Guinée, destiné à accueillir plusieurs milliers de réfugiés au début des années 2000.
3 Rony Brauman et Michaël Neuman, « De Dadaab à Calais: quelles alternatives au camp ? », https://medium.com/@MSF_Crash/de-dadaab-%C3%A0-calais-quelles-alternatives-au-camp-5cb0ae68e20c
4 Angélique Muller et Michaël Neuman, « MSF à Grande-Synthe… », art. cit.

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