Des conjonctures critiques dans l’histoire humanitaire

Clara Egger
Clara EggerClara Egger est professeure adjointe en gouvernance mondiale à l’Université Érasme de Rotterdam. Elle était précédemment professeure adjointe en études sur la mondialisation et l’action humanitaire à l’Université de Groningue (Pays-Bas) et directrice des études du master commun NOHA Erasmus Mundus en action humanitaire internationale. Elle a travaillé en tant que coordinatrice de la recherche au Centre d'études humanitaires Genève (ex-CERAH) où elle a notamment dirigé le volet recherche du projet d’Encyclopédie Humanitaire. Clara détient un doctorat en science politique de l’Université Grenoble Alpes. Sa recherche reçoit le prix de la Fondation Croix-Rouge française en 2015 et est finaliste du prix Jean Blondel en 2017 (ECPR). Elle est rédactrice en chef du Journal of International Humanitarian Action et membre du Comité de rédaction de la revue Alternatives Humanitaires.

S’il est une expression qui paraît avoir été forgée pour l’étude de l’action humanitaire, c’est bien celle de « conjoncture critique » renvoyant à une série donnée d’événements qui, se combinant, marquent un tournant dans l’histoire d’une société. L’histoire de l’action humanitaire est ponctuée de telles conjonctures, les plus visibles ayant alimenté la construction d’un récit mythique des pratiques humanitaires. 1968 est de ces moments-là.

Alors que l’attention internationale est centrée sur la guerre du Vietnam, un conflit né au Nigeria entre la rébellion sécessionniste de la région du Biafra et le pouvoir central de Lagos est en voie de transformer radicalement les contextes, la portée et les modalités de l’action humanitaire en zone de conflit. Les dynamiques à l’œuvre dans le conflit biafrais, opposant forces rebelles et armée gouvernementale sur des enjeux politiques et économiques hérités de l’occupation coloniale, deviendront la norme à la fin de la guerre froide. Ces contextes attiseront l’intérêt des gouvernements pour l’action humanitaire, jusqu’alors délaissée au profit de l’aide au développement. Contrôler l’approvisionnement de l’aide permet en effet d’appuyer ses alliés, de gagner la confiance et le soutien des populations locales, mais aussi de collecter des informations stratégiques sur l’évolution d’un conflit. C’est d’ailleurs de Gaulle, conseillé par la cellule Afrique de l’Élysée qui ordonnera l’engagement de la Croix-Rouge française dans le conflit biafrais, y voyant une occasion unique d’affaiblir les réseaux postcoloniaux britanniques et de renforcer ceux de la Françafrique. L’engagement gouvernemental français dans le conflit donne paradoxalement naissance à une nouvelle génération d’humanitaires souhaitant s’affranchir du pacte de neutralité scellé par le Comité international de la Croix-Rouge, alors acteur dominant du champ, pour franchir les frontières, soigner et témoigner de ce qu’ils observaient dans le huis clos bien commode créé par la souveraineté nationale, la distance et la faible couverture médiatique.

Cinquante ans plus tard, l’action humanitaire est confrontée à une nouvelle conjoncture critique. Les impacts du changement climatique, les défis posés par la violence en milieu urbain et la grande pauvreté invitent les acteurs humanitaires à se repositionner dans de nouveaux contextes. Le conflit syrien voit s’affronter, de façon inédite depuis la fin de la guerre froide, la plupart des puissances internationales appuyant la myriade de parties au conflit. L’action humanitaire entreprise au nom d’une humanité universelle ne connaissant ni frontières ni distinction, est renvoyée aux démons de ses origines : celle de la colonisation et de la « civilisation » des peuples « indigènes ». Au Nord comme au Sud, les frontières qu’on croyait estompées resurgissent, se renforcent et se militarisent. En Europe, les mêmes gouvernements qui professent les valeurs d’humanité et d’accueil à la tribune des Nations unies les renient quotidiennement sur leur territoire national, érigeant des murs et des camps pour se protéger de la « menace migratoire » dont leurs politiques internationales sont les premières responsables. Dans le même temps, l’action humanitaire est de plus en plus intégrée à des agendas sécuritaires de gestion des conflits et de lutte antiterroriste. Au nom de la localisation de l’aide, les gouvernements des pays affectés par des crises tantôt traquent et harcèlent leur société civile, tantôt se dégagent de leur responsabilité sur les organisations humanitaires. Quand ils ne font pas les deux de concert.

Dans un tel climat – qui laisse certes peu de marge de manœuvre aux acteurs humanitaires –, il est frappant de constater à quel point les discours officiels de la plupart des organisations humanitaires internationales se cantonnent au volet technicien de leur action. Une analyse de contenu menée sur près de 500 documents publiés par les organisations humanitaires – combinant documents stratégiques et publications généralistes sur le secteur – révèle la prépondérance de termes faisant référence aux programmes menés par les organisations[1]Cette analyse a été menée dans le cadre du projet « Encyclopédie humanitaire » développé par le CERAH-Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève (conjoint au … Continue reading. Il s’agit de bien gérer les « données » collectées sur le terrain, d’assurer la « sécurité » des « staffs », de « développer » des « partenariats » pour remplir des « objectifs stratégiques ». C’est un langage policé, managérial et gestionnaire que donnent à lire les organisations humanitaires à leurs bailleurs et à leurs partenaires. Alors que, dans les années 1980, le journal Le Monde ouvrait régulièrement ses colonnes au témoignage des acteurs humanitaires pour dénoncer l’hypocrisie et le cynisme des gouvernements européens et nord-américains, c’est une représentation moins militante et plus rare de la pratique humanitaire qui se met en scène aujourd’hui. À l’heure où l’action humanitaire est mise à mal, rares sont les questionnements publics sur son sens et à sa dimension politiques.

La réalité vécue et relayée par les travailleurs humanitaires est tout autre. Lors d’ateliers participatifs sur le langage humanitaire réalisés en Asie, au Moyen-Orient et en Afrique avec des organisations humanitaires nationales et communautaires[2]La présentation des ateliers réalisés est disponible sur le site de l’Encyclopédie humanitaire, https://humanitarianencyclopedia.org, d’autres termes ont émergé de réflexions reflétant des préoccupations ancrées de longue date dans la pratique humanitaire. Que signifie rester « neutre » et « protéger » dans des contextes de crimes de masse et de déplacements forcés ? Comment donner une place centrale aux « communautés affectées par les crises » ? Que veut dire être « redevable » pour un acteur humanitaire ? Derrière d’apparentes ruptures, les questionnements fondamentaux semblent rester les mêmes, mais à rebours d’une pratique en grande partie dépolitisée.

Dans un tel contexte, ce numéro se saisit du cinquantième anniversaire de la scène inaugurale du mouvement sans-frontiériste pour éclairer les reconfigurations à l’œuvre dans l’action humanitaire contemporaine. Notre objectif n’est ni de dresser un bilan de l’expérience biafraise, ni de regretter un âge d’or passé, mais d’identifier points de rupture, conjonctures critiques et continuités entre l’humanitaire d’aujourd’hui et l’humanitaire d’hier. Pour encadrer la réflexion, nous avions proposé aux auteurs de l’adosser à cinq termes qui, loin d’épuiser le registre de la pratique humanitaire, permettaient d’en questionner la raison d’être et le sens : humanitaire, contexte, souveraineté, professionnalisation et politique. Quelle est l’histoire de l’usage de ce terme et des pratiques qui y sont associés ? Comment ces usages et pratiques ont-ils évolué au cours du temps ? Quel(s) futur(s) permettent-ils d’esquisser pour l’action humanitaire ?

Sur ces cinq termes, trois ont été largement choisis par les auteurs de ce numéro : le couple souveraineté-politique d’une part, et les migrations, comme élément structurant du contexte d’intervention des acteurs humanitaires de l’autre. En revanche, l’analyse critique de la professionnalisation du secteur et des contextes d’intervention a reçu peu de suffrages. En lui-même, ce choix dit déjà beaucoup des questions et enjeux prioritaires pour les observateurs et acteurs du champ humanitaire. En interrogeant ces termes au regard de leurs pratiques et de leurs recherches, les auteurs dessinent des permanences, mais aussi de nouveaux horizons pour l’action humanitaire au XXIe siècle.

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ISBN de l’article (HTML): 978-2-37704-410-8 

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References

References
1 Cette analyse a été menée dans le cadre du projet « Encyclopédie humanitaire » développé par le CERAH-Centre d’enseignement et de recherche en action humanitaire de Genève (conjoint au Graduate Institute of International and Development Studies ). Ce projet vise à analyser la façon dont les concepts centraux de l’action humanitaire sont définis, utilisés et interprétés par les organisations humanitaires. Les premiers résultats seront disponibles sur le site https://humanitarianencyclopedia.org et dans une publication à venir.
2 La présentation des ateliers réalisés est disponible sur le site de l’Encyclopédie humanitaire, https://humanitarianencyclopedia.org

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