« Qu’avons-nous perdu en chemin ? »

Pierre Brunet
Pierre BrunetNé en 1961 à Paris d’un père français et d’une mère espagnole, Pierre Brunet a trouvé sa première vocation comme journaliste indépendant. En 1994, il croise sur sa route l’humanitaire, et s’engage comme volontaire au Rwanda, dévasté par un génocide. Il repart début 1995 en mission humanitaire en Bosnie-Herzégovine, alors déchirée par la guerre civile. Il y assumera les responsabilités de coordinateur de programme à Sarajevo, puis de chef de mission. À son retour en France fin 1996, il intègre le siège de l’ONG française Solidarités international et commence à écrire. Janvier  2006 : parution de son premier roman Barnum, né de son expérience humanitaire. Septembre  2008 : parution de son deuxième roman JAB, l’histoire d’une jeune orpheline espagnole ayant grandi au Maroc qui deviendra, adulte, une boxeuse professionnelle. En 2011, tout en restant impliqué dans l’humanitaire, il s’engage totalement dans l’écriture, et consacre une part essentielle de son temps à sa vocation d’écrivain. Mars 2014 : sortie de son troisième roman Fenicia, inspiré de la vie de sa mère, orpheline espagnole pendant la guerre civile, réfugiée en France, plus tard militante anarchiste, séductrice, qui mourut dans un institut psychiatrique à 31 ans. Fin août  2017 : sortie de son quatrième roman Le Triangle d’incertitude, dans lequel l’auteur «  revient  » encore, comme dans Barnum, au Rwanda de 1994, pour évoquer le traumatisme d’un officier français à l’occasion de l’opération Turquoise (ses romans sont publiés chez Calmann-Lévy). Pierre Brunet est vice-président de l’association Solidarités international.

Ce texte de Pierre Brunet a fait son chemin dans le landerneau humanitaire depuis sa parution sur le site internet Défis humanitaires. Et ce n’est certainement pas un hasard s’il a suscité autant de réactions positives, enthousiastes, peut-être même reconnaissantes. C’est qu’il ramasse en des lignes fortes les inquiétudes, les désillusions et peut-être le désenchantement qui parcourt le monde des ONG. Pierre Brunet a su mettre les mots sur des sentiments parfois confus, tus, retenus. Que ce texte engendre un retour sur nos élans et une réflexion sur ce que nous ne voulons pas devenir.

Pour quelqu’un qui, comme moi, s’est engagé dans l’humanitaire en 1994, c’est-à-dire à mi-parcours de l’humanitaire des french doctors du Biafra de 1968 jusqu’à celui, industrialisé, normé, professionnalisé, d’aujourd’hui, le sentiment de ne plus distinguer, au présent, à la fois l’héritage du passé comme les promesses de l’avenir, est grand. Il ne s’agit surtout pas ici de lamentations sur le mode « c’était mieux avant » – et ce n’était pas toujours mieux avant, nous le savons tous –, mais de se demander ce que nous avons, peut-être, perdu d’essentiel en chemin, et en quoi cet essentiel, si nous ne le retrouvons pas, nous fera disparaître par la seule force de son absence.

Les mots nous précèdent souvent. Du moins nous échappent-ils pour transformer le réel, avant même que nous en ayons conscience. Quand ils s’échappent de notre audace ou de notre révolte, ils peuvent annoncer une aventure humaine au long cours, de celles qui accomplissent des choses irremplaçables. Quand ils s’échappent de notre peur, ils tracent la route vers l’anéantissement. L’histoire humaine a connu de très nombreux élans ou mouvements, d’innombrables luttes et idéologies, et tant de choses qui nous semblaient éternelles, lesquelles se sont désagrégées puis ont disparu, tout simplement. L’humanitaire n’est pas éternel par nature. Le monde peut continuer à tourner sans ce mouvement de solidarité active, efficace, engagée. Sans celui-ci, le monde sera bien plus inhumain, bien plus cruel, bien plus injuste, bien plus désespérant, mais il sera, du moins tant que les conditions écologiques le voudront bien. L’humanitaire, à ce titre, est la manifestation agissante et surtout volontaire d’un élan humain, pas d’une nécessité planétaire. Son existence ne tient donc qu’à un fil, celui de notre sincérité, de notre envie, de notre volonté, de notre courage. Et c’est là où les mots disent malgré nous la vérité. Pourquoi les mots « audace », « révolte », « engagement », et même « mission » sont-ils aujourd’hui démonétisés dans le milieu humanitaire ? Qu’avons-nous perdu en chemin ? Et par quoi l’avons-nous progressivement remplacé ?

Ces termes en perte de valeur, nous les avons remplacés par des mots comme « professionnalisation », « management », « évaluation annuelle de performance et primes de productivité », « process », « guidelines », « reporting », « redevabilité bailleur », « rentabilité », « chef de projet » ou « directeur pays » à la place de « chef de mission »… Il m’est même arrivé d’entendre que l’humanitaire devait « adopter l’esprit start-up » (sans que l’on m’explique précisément ce que cela signifiait, à part le fait que tout ce qui ne relevait pas de cet esprit relevait du musée des fossiles), ou encore que nous devions « nous ubériser » (là encore, cette expression peu expliquée semblait vouloir dire que l’humanitaire n’était plus qu’un service, une prestation ne répondant qu’aux lois du marché qui, nous le savons tous, doit s’abandonner, pour notre bonheur, à l’ultralibéralisme, à la dérégulation). Les mots ont un sens. Si l’on réfléchit en termes de rentabilité, alors on décide, comme cela commence parfois à être le cas, d’ouvrir une mission non pas en fonction des besoins d’êtres humains, mais en fonction de cet impératif de rentabilité. Et l’on ferme, de la même manière, une mission qui n’est plus « rentable »… Sans états d’âme. Les états d’âme font sourire de plus en plus de gens dans l’humanitaire, et je trouve cela inquiétant, et surtout significatif. Et quand on n’a plus de chef de mission mais un directeur ou un chef de projet, cela veut peut-être dire que l’on ne se sent plus en mission.

Être en mission, c’est agir pour le seul intérêt des êtres humains que nous aidons ou secourons. Cela est-il encore le cas, quand tous les jeunes, ou moins jeunes, « managers » de l’aide humanitaire ont totalement intégré que, pour une ONG aujourd’hui, le rapport essentiel, prioritaire, fondateur, n’est plus le rapport au bénéficiaire, mais le rapport au bailleur… ? Le bénéficiaire, dans l’histoire, est progressivement passé de « sujet » de l’humanitaire à « objet » d’une transaction, dans laquelle une ONG, agissant comme un « vendeur d’aide », « vend » à tel ou tel bailleur tant de bénéficiaires soignés, ou nourris, ou abrités, ou fournis en eau potable ou autre, pour telle durée, et pour tel montant… Et l’humanitaire sur le terrain est bien souvent devenu un gestionnaire de contrats d’opération.

Qu’on me comprenne bien. Je ne suis pas naïf. J’ai exercé, et j’exerce encore, des responsabilités dans l’humanitaire, sur le terrain ou dans un siège, dans lesquelles je me trouvais et me trouve au cœur de cette contrainte financière, de cet enjeu vital de « l’argent nerf de la guerre », et je l’ai toujours assumé. Je sais aussi l’enjeu de la taille, du volume, de l’organisationnel, qui sont des enjeux décisifs de survie pour les ONG, et je les assume de même. Je sais aussi que le système humanitaire « industrialisé » d’aujourd’hui est en capacité de prendre en charge, en termes de volume, les besoins de bien plus de gens qu’avant. Je constate simplement que ces enjeux nous ont progressivement changés et dépassés. Ce n’est plus la survie des êtres humains en détresse qui nous occupe prioritairement, nous obsède, nous révolte ou nous habite, c’est notre propre survie d’ONG… La nécessité de trouver, et de développer – nécessité que je ne renie pas – les moyens de continuer à exister en tant que structures nous a petit à petit instillé la peur de disparaître. Cette peur pense bien souvent à la place de notre engagement humanitaire. Elle a rongé doucement notre audace et notre spécificité. Nous nous sommes dit, dans un double mouvement de complexe d’infériorité et de fascination envers l’univers entrepreneurial : « Puisque nos contraintes et nos enjeux sont semblables à ceux d’une entreprise, alors nous devons maintenant penser, nous organiser, fonctionner comme une entreprise, car notre survie est à cette condition ». Je crois profondément que c’est une erreur, et une erreur suicidaire. L’humanitaire ne restera irremplaçable que tant qu’il restera fondé, mû, organisé, sur et par des valeurs, des principes, un esprit, un objet, radicalement – et j’insiste, radicalement – différent de celui de l’entreprise privée, dont l’objet, tout à fait respectable, est la production de profits. En d’autres termes, plus nous ressemblerons à des entreprises, moins nous serons précieux, utiles, nécessaires, car ce que nous ferons, et la manière avec laquelle nous le ferons, pourra être réalisé par des acteurs privés, lesquels resteront les meilleurs et les plus compétitifs sur ce terrain-là, celui de la prestation de service à but lucratif. Et nous, nous aurons sacrifié notre plus précieuse valeur ajoutée, cette capacité que seuls ont les humanitaires authentiques à « aller là où les autres ne vont pas », à secourir les « bénéficiaires du dernier kilomètre », à faire quand il faut du « sur mesure », notamment dans les environnements ou contextes complexes et imbriqués, bref, à répondre aux besoins de ceux qui ne sont pas « rentables », mais qui ont souvent les besoins les plus aigus…

Bien sûr, pendant un moment, nous assurerons notre survie à court ou moyen terme, mais à long terme nous préparons notre disparition. Notre seul avenir, c’est notre différence. C’est cette différence originelle, née de la révolte devant la détresse de nos frères humains, nourrie d’audace, d’engagement, qui a fait de l’humanitaire cette grande aventure humaine capable de faire, justement, la différence, pour des millions de personnes dans le monde, entre la mort et la survie, et entre la survie et la vie…

Toute la difficulté, tout l’enjeu pour l’humanitaire est là, aujourd’hui : s’adapter lucidement, efficacement, avec pragmatisme et détermination, à un système humanitaire mondialisé, industrialisé, concurrentiel, normé, encadré, conditionné, en un mot de plus en plus contraint, et conserver pour autant sa seule vraie valeur ajoutée, cet engagement désintéressé, cet élan sincère qui agit non pas pour soi mais pour l’autre, et ce parce que, au fond, l’autre n’existe pas… Cette conscience que l’espèce humaine n’est qu’une, que ce qui arrive aux autres nous arrive à nous aussi, que la solidarité est consubstantielle à l’humanité. Savoir qu’il faut des financements, et aussi la « taille critique » pour pouvoir continuer à agir, mais ne pas agir seulement avec le regard fixé sur les tableaux financiers et l’objectif de la taille critique en tête. Se professionnaliser toujours plus, pourquoi pas, si se professionnaliser veut dire toujours plus de compétence, de rigueur et d’efficacité, mais retrouver et suivre, à chaque fois que possible et nécessaire, notre audace et notre révolte. L’aversion au risque grandissante que l’on constate chez les humanitaires, depuis quelques années, est au fond assez logique ; pourquoi prendre des risques quand il ne s’agit que de rentabiliser une prestation pour faire vivre une structure ? Le risque est peu rentable, il oblige régulièrement à de coûteux efforts d’adaptation, de logistique, de gestion financière, à des négociations supplémentaires avec les bailleurs, il interrompt parfois, pour des raisons de sécurité, programmes et financements, et il génère des risques pour les personnels sur le terrain, risques également coûteux en termes de gestion de crise et parfois même de justification auprès desdits bailleurs. Il est difficile d’établir de bons business plans pluriannuels, avec le risque. Alors qu’il suffit de chercher un meilleur « marché », c’est-à-dire un pays plus rentable, plus sûr, plus confortable, où le même type de prestation pourra être vendu… au moindre risque.

Dans Guerre et paix, Tolstoï a écrit une phrase qui me revient souvent à l’esprit : « L’homme n’est bon à rien tant qu’il craint la mort, tout appartient à celui qui n’a pas peur d’elle. » Cette phrase, je le crois, peut être applicable aux ONG humanitaires. La peur de disparaître ne leur vaut rien, et seule la poursuite décomplexée et audacieuse de leur « mission » leur offrira les perspectives de l’avenir.

Et si nous repartions en mission ?

Tribune originellement parue, le 31 octobre 2018, sous le titre « L’humanitaire est-il encore en mission ? » sur le site d’Alain Boinet : https://defishumanitaires.com

Nos sincères remerciements à Pierre Brunet et à Alain Boinet pour avoir accepté que nous la reprenions ici.

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-512-9

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