Les changements de notre environnement et les épidémies sont liés à l’action de l’homme

Jean-François Mattei
Jean-François MatteiPrésident de l’Académie nationale de médecine et membre de l’Institut de France (Académie des sciences morales et politiques), ancien ministre de la Santé, le professeur Jean-François Mattei exerce la pédiatrie avant de se consacrer à la génétique médicale. Sa pratique l’a conduit à s’impliquer dans les questions d’éthique biomédicale, ses travaux sont reconnus en France comme à l’étranger. Président de la Croix-Rouge française de 2004 à 2013, il lance en 2013 le Fonds de dotation (devenu fondation) de la Croix-Rouge française qu’il présidera de 2013 à 2017. Il est membre de l’Institut de France depuis 2015 (Académie des sciences morales et politiques) et chevalier de la Légion d’honneur (2004). Il est cofondateur de la revue Alternatives Humanitaires.

Entretien avec Jean-François Mattei

La crise sanitaire mondiale due à l’épidémie de la Covid-19 confirme que la plupart des épidémies modernes sont liées à la transmission interspécifique de virus entre la faune sauvage et l’être humain. Selon Jean-François Mattei, puisqu’elles sont la conséquence du déséquilibre causé par l’homme d’écosystèmes jusque-là préservés, il est urgent de considérer qu’environnement et santé humaine sont indissociablement liés.

Alternatives Humanitaires – Comment avons-nous pu ignorer toutes les alertes scientifiques qui évoquaient depuis longtemps le risque d’une nouvelle pandémie ?

Jean-François Mattei  Depuis quelques années, nourris des progrès incroyables d’une révolution scientifique inédite, nous échafaudions des projets à la mesure de nos ambitions. La génétique, l’intelligence artificielle, les algorithmes et bien d’autres techniques étaient convoqués. Nous discutions de l’homme augmenté que le génie moléculaire semblait mettre à notre portée, un homme amélioré dans ses performances et qualités, un homme inaltérable promis à l’immortalité. Nous imaginions déjà un posthumanisme annoncé, dans un monde réinventé, élargi à d’autres planètes enfin conquises. La Terre nous semblait trop étriquée, devenue presque un village dont on pouvait faire le tour en moins de trente-six heures. Un sentiment de puissance inégalé nous habitait. Lorsque, venu d’Asie, un virus s’est posé en rival, encore plus ambitieux que nous.

Le nouveau coronavirus envahissait la planète, semant l’angoisse et le désarroi, provoquant d’innombrables malades et des morts par centaines de milliers. Désemparés, nous constations que nous étions démunis, sans vaccin ni traitement avéré à lui opposer. Pourtant, lors d’études sur le bioterrorisme, le risque de pandémie avait été identifié très en amont[1] Rapport du professeur Didier Raoult sur le bioterrorisme remis au ministre de la Santé et à la ministre de la Recherche le 17 juin 2003.. Puis, dans le Livre blanc sur la défense et la sécurité nationale de 2008, la notion de pandémie fait son apparition et sera répétée chaque année avec plus d’insistance[2]Livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité : « Sur les quinze années à venir, l’apparition d’une pandémie est plausible. Quelle qu’en soit l’origine (naturelle ou … Continue reading. Mais aucune suite n’a jamais été donnée aux préconisations suggérées, confirmant que la prévention et l’anticipation ne sont pas la priorité de notre système de santé[3]Jean-François Mattei, Santé. Le grand bouleversement, Les Liens qui Libèrent, 2020.. Tout nous manquait donc pour livrer la bataille, à l’exception de l’engagement sans faille des femmes et des hommes qui ont fait profession de lutter contre la maladie en toutes circonstances. Le coronavirus nous rappelait à la réalité. Loin de la fierté de nos savoirs et de nos technologies, nous nous découvrions ignorants autant qu’impuissants, il nous fallait lutter à mains nues. Sous nos yeux, le monde se révélait différent tandis que la mort menaçait.

A. H.  L’évolution de notre environnement aurait pourtant dû nous alerter…

J.-F. M.  À l’évidence, mais nous n’avions pas voulu la voir et nous refusions d’y croire. Pourtant, la nature sauvage se repliait devant la croissance démographique. Le surgissement continu des mégapoles avec leurs prolongements routiers et les chantiers industriels entraînait des mouvements incessants de population. Quant au réchauffement climatique, beaucoup s’accordaient à penser qu’il serait temps d’aviser le moment venu, car seul comptait l’instant présent. Même les canicules meurtrières ne modifiaient guère la voie tracée. Rien n’y faisait, car la course en avant ne pouvait être freinée. Confiants dans notre intelligence, nous étions persuadés de trouver la parade quand ce serait nécessaire. Nous étions aveugles à cette promesse du soir, à cette fin annoncée.

Loin de la fierté de nos savoirs et de nos technologies, nous nous découvrions ignorants autant qu’impuissants, il nous fallait lutter à mains nues.

 

Quelques observateurs avaient commencé d’alerter. Une jeune génération posait son regard inquiet sur le monde, car il s’agissait de son avenir. Elle réalisa que son environnement était menacé si l’alerte n’était pas comprise et si rien n’était entrepris dans les plus brefs délais. Ces lanceurs d’alertes réclamaient la mobilisation générale, car l’enjeu était vital.

A. H.  Quelle est notre part de responsabilité dans la propagation de l’épidémie ?

J.-F. M. – L’histoire des épidémies et des pandémies démontre qu’elles résultent le plus souvent de la responsabilité de l’homme. En détruisant par leurs incursions répétées les écosystèmes jusque-là préservés, les humains sont allés au contact de la faune sauvage. Dans les faits, ces animaux, à la fois réservoirs et transmetteurs de virus, sont à l’origine de la plupart des maladies infectieuses émergentes. Par exemple, les chauves-souris sont connues pour héberger quantité de virus, elles sont le réservoir des coronavirus et, pour certaines, du virus Ebola. La transmission à l’homme peut se faire de différentes façons, notamment par la chasse et les marchés alimentaires où se vend de la viande d’animaux sauvages. La civette fut identifiée comme le vecteur intermédiaire de l’épidémie du syndrome respiratoire aigu sévère (SRAS) en 2002-2003, tandis que le pangolin est soupçonné pour la Covid-19. Déjà, le chimpanzé avait été mis en cause pour la transmission à l’homme du VIH-sida. Une importante population de virus circule en permanence et, un jour ou l’autre, elle se manifeste lorsque la transmission virale franchit la barrière des espèces du fait de contacts nouveaux entre humains et animaux. Les virus contaminent alors l’homme, s’y reproduisent et provoquent une maladie qui peut être grave telle que la Covid-19, après le SRAS et le syndrome respiratoire aigu du Moyen-Orient (MERS-CoV, 2003). Des travaux existent depuis des années sur les agents pathogènes présents chez les animaux du monde entier et susceptibles de contaminer l’homme[4]Dennis Carroll et al., “The Global Virome Project”, Science, vol. 359, issue 6378, 23 February 2018, pp. 872-874.. Ils ont montré que les transmissions inter-espèces sont deux à trois plus fréquentes qu’elles ne l’étaient il y a quarante ans, en raison de la plus grande proximité entre humains et animaux. De tels travaux soulignaient qu’une pandémie était prévisible, mais ils n’ont pas suscité l’intérêt et les réactions nécessaires. C’est la mauvaise compréhension des menaces virales dans leur diversité qui explique que nous soyons démunis face aux maladies qu’elles provoquent. La responsabilité de l’homme ne s’arrête pas là, car l’élevage d’animaux domestiques est aussi à l’origine de telles contaminations. L’explosion démographique a créé de nouveaux besoins alimentaires et suscité des conditions industrielles d’élevage d’animaux domestiques qui s’écartent des processus naturels et peuvent aussi provoquer des zoonoses transmissibles à l’homme. Par exemple, le virus H5N1 de la grippe aviaire survenant chez les volailles est pathogène pour l’homme et l’apparition d’une forme transmissible d’homme à homme serait la porte ouverte à une pandémie. De même, l’encéphalopathie spongiforme bovine (ESB) provoquée par un prion a pu se transmettre à l’homme et provoquer un tableau neurologique grave[5]Jean-François Mattei (rapporteur), De la « vache folle » à la « vache émissaire », Assemblée nationale, rapport n° 3291, 1997.. Les zoonoses constituent donc un problème émergent dont les dangers n’ont pas été suffisamment perçus. Il serait temps de réaliser que désormais une épidémie, ou même une pandémie, survient environ tous les trois ans et qu’il faut s’y préparer. L’anticipation conditionne l’efficacité de la réaction.

Il serait temps de réaliser que désormais une épidémie, ou même une pandémie, survient environ tous les trois ans et qu’il faut s’y préparer.

Il en va de même avec le réchauffement climatique dont les effets sur la santé des humains sont évidents. Le «  moustique tigre  » (Aedes albopictus) responsable du chikungunya s’installe et se développe désormais dans le Sud de l’Europe, tout comme les moustiques responsables du paludisme, de la dengue ou de Zika qui étendent leur présence à de nouvelles zones aux températures plus accueillantes[6]David Wallace-Wells, La Terre inhabitable (trad. Cécile Leclère), Robert Laffont, 2019.. À l’évidence, les changements de notre environnement et les épidémies sont liés à l’action de l’homme.

A. H.  La propagation de l’épidémie nous a obligés à penser au «monde d’après». Selon vous, quelles doivent être les mesures individuelles et collectives à prendre pour éviter qu’une telle crise sanitaire ne se reproduise ?

J.-F.M.    Les liens entre pandémies et modifications de l’environnement devraient nous conduire à modifier notre façon de vivre en redéfinissant nos valeurs d’humanité. La première est à l’évidence la valeur de solidarité. Or force est de constater qu’aucun dialogue mondial n’avait été engagé sur le danger pandémique, alors même qu’il s’agit par définition d’un événement mondial qu’il faut affronter ensemble lorsqu’il survient. D’autant que si les épidémies frappent partout dans le monde, elles révèlent aussi des inégalités considérables entre les pays. Les systèmes de santé sont parfois fragiles et peuvent s’effondrer sous le choc, comme l’a montré l’épidémie due au virus Ebola dans certains pays africains en 2014. Une chose est d’avoir un système de santé et une couverture sociale propres à chaque pays, mais il devrait en aller tout autrement lorsqu’il s’agit de définir une stratégie commune pour endiguer une pandémie, car les bactéries comme les virus ne connaissent pas les frontières. Un signe encourageant serait le partage complet des données et expériences des pays touchés par la Covid-19 qui seul permettrait de tirer toutes les leçons ensemble. Chacun comprend que l’enjeu est vital.

Bien qu’il soit difficile de prédire l’avenir, certains affirment que rien ne sera plus jamais comme avant. De fait, ce pourrait être la fin de la pensée postmoderne fondée sur le temps présent et l’individualisme[7]Henri Mendras et Laurence Duboys Fresney (coll.), La Seconde Révolution française (1965-1984), Gallimard, coll. «  Bibliothèque des Sciences humaines  », 1988.. La préoccupation environnementale comme le danger pandémique pourraient inverser ces repères et nous conduire à nous engager tous ensemble dans une action durable au service d’objectifs communs. Il s’agit désormais d’une exigence d’humanité. Le respect de l’environnement dans lequel il vit conditionne la santé de l’homme et, pour une grande part, son bonheur de vivre. Il est grand temps de passer aux actes.


ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-660-7

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Rapport du professeur Didier Raoult sur le bioterrorisme remis au ministre de la Santé et à la ministre de la Recherche le 17 juin 2003.
2 Livre blanc de 2008 sur la défense et la sécurité : « Sur les quinze années à venir, l’apparition d’une pandémie est plausible. Quelle qu’en soit l’origine (naturelle ou malveillante), le traitement de ses conséquences serait identique, du point de vue de la protection de la population. La cinétique d’une pandémie à forte contagion et à forte létalité s’étendrait sur une durée de quelques semaines à quelques mois, en plusieurs vagues, qui seraient elles-mêmes espacées. Par son ampleur, sa durée, son extension géographique, son caractère indiscriminé, une telle crise est de nature à remettre en cause le fonctionnement normal de la vie nationale et des institutions. » Ce Livre blanc attire l’attention sur l’orientation du système de veille et d’alerte sanitaires, un effort continu de recherche, de développement et de production de produits de traitement, la planification de la vie nationale en situation de pandémie, la sensibilisation précoce de la population, la formation des intervenants et leur entraînement par des exercices, la constitution de stocks nationaux correspondant aux principaux risques sanitaires, enfin une contribution à l’action des agences internationales compétentes. En cas de déclenchement de la pandémie, il s’agit d’empêcher que la crise sanitaire ne dégénère en crise humanitaire, économique, sécuritaire, voire institutionnelle…
3 Jean-François Mattei, Santé. Le grand bouleversement, Les Liens qui Libèrent, 2020.
4 Dennis Carroll et al., “The Global Virome Project”, Science, vol. 359, issue 6378, 23 February 2018, pp. 872-874.
5 Jean-François Mattei (rapporteur), De la « vache folle » à la « vache émissaire », Assemblée nationale, rapport n° 3291, 1997.
6 David Wallace-Wells, La Terre inhabitable (trad. Cécile Leclère), Robert Laffont, 2019.
7 Henri Mendras et Laurence Duboys Fresney (coll.), La Seconde Révolution française (1965-1984), Gallimard, coll. «  Bibliothèque des Sciences humaines  », 1988.

You cannot copy content of this page