||||||

Entretien avec Bruno Cabanes: « Photographie humanitaire » : le point de vue d’un historien

Bruno Cabanes
Bruno Cabanes

Bruno Cabanes est historien, spécialisé en histoire contemporaine. Il occupe la chaire Donald G. and Mary A. Dunn d’histoire de la guerre à l’Ohio State University, aux États-Unis. Auteur de nombreux ouvrages sur la Première Guerre mondiale et la sortie de guerre, il a notamment publié The Great War and the Origins of Humanitarianism, 1918-1924 (Cambridge University Press, disponible seulement en anglais), qui a reçu le prix Paul Birdsall 2016 décerné une fois tous les deux ans par l’American Historical Association. Aux Éditions du Seuil, il a dirigé en 2018 le volume collectif Une histoire de la guerre du XIXe siècle à nos jours. Mais c’est encore pour un autre ouvrage, publié en 2019, toujours aux Éditions du Seuil, que nous souhaitions échanger avec lui. Il s’agit du livre Un siècle de réfugiés, sous-titré Photographier l’exil.

Dans ce livre, illustré de très nombreuses photographies allant des guerres balkaniques de 1912-1913 à la guerre actuelle en Syrie ou à la vague de migrations en Méditerranée, le fil conducteur est le concept de « photographie humanitaire ».

Alternatives Humanitaires Dites-nous-en un peu plus sur cette notion de « photographie humanitaire », sur sa naissance et peut-être succinctement à ce stade, sur la manière dont elle a évolué jusqu’à aujourd’hui.

Bruno Cabanes La photographie est d’abord une technique qui se développe à partir de la fin des années 1830 et du début des années 1840, et qui se choisit progressivement des thèmes variés comme centres d’intérêt. La guerre, notamment la guerre de Crimée (1853-1856) et la guerre de Sécession (1861-1865), représente un moment de développement important de la photographie. Mais ce qu’on appelle strictement parlant la « photographie humanitaire » se développe beaucoup plus tard, à l’extrême fin du XIXe siècle et au début du XXe siècle, au moment où naît aussi un sentiment d’intérêt croissant pour la souffrance d’autrui. Cette sensibilité naissante, qui s’accompagne de l’affirmation d’une humanité commune entre les populations qui souffrent et soi-même, est contemporaine de l’essor du journalisme d’investigation. On voit notamment, dans les années 1899-1900, de grands reportages de journalistes anglais partis en Inde pour suivre une famine qui s’y est alors déclarée, et de grandes enquêtes sur la pauvreté à New York et à Londres. Il existe donc une conjonction de deux mouvements qui se cristallise autour des conflits du début du XXe siècle : d’une part, une nouvelle sensibilité, et d’autre part une nouvelle technique, qui devient une forme de représentation. À cette époque, la photographie humanitaire a pour objectif de documenter les atrocités commises contre les civils. Pendant les guerres balkaniques de 1912/1913, peu après les deux premières conférences de La Haye (1899 et 1907) qui ont contribué au développement du droit humanitaire, une commission d’enquête financée par la Fondation Carnegie et dirigée par Paul d’Estournelles est envoyée sur le terrain pour évaluer les violences contre les populations locales. Cette commission, qui une trentaine d’années plus tôt aurait sans doute simplement rendu un travail écrit, se dote aussi d’un photographe professionnel, lequel réalise une cinquantaine de clichés qui seront versés au dossier d’expertise. C’est un vrai tournant : il ne s’agit plus simplement d’éprouver un sentiment de pitié, mais de documenter et de nourrir cet intérêt croissant pour le droit humanitaire. Cette photographie humanitaire va ensuite s’institutionnaliser, acquérir une reconnaissance publique et se diffuser à travers les médias au moment de la guerre de 1914-1918. Parmi les photographies des milliers de réfugiés belges et du Nord de la France qui sont alors prises, il y en a une très émouvante reproduite dans mon ouvrage – celle d’un groupe de réfugiés qui arrivent à la gare du Nord en poussant des landaus chargés de paquets et vêtus de vêtements d’hiver, alors qu’on est en plein mois d’août. Ce que cette photographie saisit, c’est l’irruption de la guerre dans la vie quotidienne de gens ordinaires qui ont pris en quelques minutes tout ce qui avait de la valeur et ont fui sur les routes. Et il est intéressant de voir comment une image presque iconique des débuts de la Première Guerre mondiale comme celle-ci se retrouve ensuite dans tous les conflits du XXe siècle.

Première Guerre mondiale. Les réfugiés serbes qui ont fui vers l’Adriatique sont ensuite évacués depuis Corfou par des navires alliés vers Salonique, la France et les colonies françaises d’Afrique du Nord. Plusieurs milliers de familles arrivent dans le port de Marseille fin 1915. (© Maurice-Louis Branger/Roger-Viollet)

Premier grand moment donc, le début du XXe siècle avec les guerres balkaniques et la Grande Guerre. Le deuxième, c’est la guerre d’Espagne, durant laquelle sont envoyés de grands reporters de guerre comme Robert Capa qui vont saisir la souffrance humaine au plus proche. Après la chute de Barcelone en janvier 1939, 500 000 civils se retrouvent bloqués à la frontière entre l’Espagne et la France ; ils ont face à eux une quinzaine de grands photographes qui ne photographient pas simplement des foules, mais aussi des expressions, des visages, des gestes et des moments saisis dans l’instant, avec l’idée de s’approcher de la sensibilité humaine. C’est aussi à ce moment-là qu’émergent de grandes thématiques qu’on retrouvera pendant tout le XXe siècle, comme celle des photographies de femmes et d’enfants, en jouant sur des thématiques de la culture occidentale et de l’art européen comme la Vierge à l’enfant ou la Fuite en Égypte.

L’exode des réfugiés vietnamiens commence avec la chute de Saigon en 1975. Des dizaines de milliers de boat people fuient par la mer de Chine. Ils sont parfois recueillis par des bateaux humanitaires, comme le navire-hôpital français Île de lumière, ou parviennent sur les côtes de Malaisie après une traversée dramatique. (© Kaspar Gaugler/UNHCR)

Je situe le troisième grand moment lors de l’essor de réfugiés qui a suivi la Seconde Guerre mondiale et, plus loin de l’Europe, la partition de l’Inde et du Pakistan qui a jeté sur les routes des centaines de milliers de personnes photographiées par exemple par Margaret Bourke-White. Il y a aussi un autre moment qui se situe à la fin des années 1960 et au début des années 1970, au moment de la guerre du Biafra puis, à la fin des années 1970, avec la crise des boat-people.

Dans les années 1990, on assiste à une crise majeure de la représentation : on se souvient de ces images terribles de réfugiés albanais accrochés comme une sorte d’essaim humain à des bateaux qui partent vers l’Italie, et utilisées pour une publicité Benetton. C’est sans doute ce qu’on a fait de pire en termes de déshumanisation des réfugiés. Depuis le milieu des années 2010 et, je crois, en conséquence de cette crise des années 1990, on voit désormais des photographes se former au contact des réfugiés, syriens notamment, et essayer de les photographier autrement. Ils tentent d’avoir une approche plus réfléchie de la photographie et de ces réfugiés : qui ils sont en tant qu’individus et pas seulement en tant que groupe ; d’où ils viennent, ce qu’ils ont à raconter, leur passé et leur avenir. C’est important, car la photographie a cela de dangereux qu’elle fixe des personnes dans l’instant, souvent au moment de leur délivrance, mais sans rien vouloir savoir de leur passé, de leur avenir ou de leurs projets. Ces photographes essaient aussi de plus en plus de faire participer les réfugiés au travail photographique, soit en insérant des textes et en les interrogeant, soit en les formant à la photographie et en les poussant à raconter ce qu’ils sont en train de vivre, avec leur regard à eux.

A. H. Vous avez pris l’exil pour objet de cette photographie humanitaire. Pourquoi les exilés ont-ils si souvent été photographiés dans l’histoire ?

B. C. Je crois que ce qui intéresse et fascine, c’est d’abord la dimension humaine et vécue du déplacement et de la guerre. Il y a un lien entre le développement de la photographie humanitaire et celui d’une recherche historique qui s’intéresse de plus en plus aux civils et à l’histoire « vue d’en bas » – celle des individus.

Il y a aussi la dimension dramatique du déplacement. La photographie montre surtout des espaces, des camps. Je pense qu’il est très difficile pour les photographes humanitaires de montrer ces camps avec leurs grillages, leurs baraquements, leurs alignements, en intégrant tout un imaginaire qui remonte aux années 1930 et 1940 et tout ce que le XXe siècle a charrié de violences extrêmes contre les populations civiles. La principale difficulté aussi, me semble-t-il, est de photographier des camps qui sont maintenant très anciens. J’insiste là-dessus parce que c’est quelque chose qu’on a tendance à passer sous silence, mais c’est important. Il existe certes des camps qui correspondent à des crises humanitaires très récentes, mais ce qui m’intéresse particulièrement, en tant qu’historien, ce sont les camps de 70 ans d’âge au Proche-Orient ou ceux qui sont là depuis quarante ans en Afrique et où deux, parfois trois générations, se sont succédé, vivent ensemble et ont aménagé l’espace progressivement. Je pense que ce qui intéresse aussi les photographes, c’est de saisir comment ces espaces qui pourraient être complètement aseptisés et que nous percevons comme des non-lieux sont aussi des endroits qui ont été peu à peu apprivoisés par ces générations successives et où s’intègrent des commerces, des restaurants, des lieux de partage…

Enfin, lorsqu’on montre les réfugiés, on suggère quelque chose qui anticipe la photographie : la violence de guerre. Ce qui fascine, au sens propre, les photographes et les spectateurs – et il y a là un certain risque de voyeurisme, évidemment –, c’est ce que les réfugiés ont vu. Les photographes et les spectateurs ne peuvent pas toujours accéder aux lieux où des violences extrêmes ont été commises contre les civils. À travers le regard des réfugiés ou d’un enfant qui a vécu pendant des mois dans sa ville bombardée et a fini par fuir avec sa famille, on regarde la guerre. C’est cette irruption de la violence de guerre dans le quotidien de personnes qui nous ressemblent qui nous touche – et c’est là-dessus que jouent les photographes. Évidemment, ces réfugiés ne sont pas nous, mais il y a une forme de proximité et d’empathie qu’Adam Smith avait très bien montrée dans sa Théorie des sentiments moraux (1759), et qui se crée lorsqu’on imagine sa propre vie à travers le regard des réfugiés.

A. H. Au-delà de la situation des réfugiés eux-mêmes, c’est donc d’une certaine manière l’ombre de la guerre qui provoque l’intérêt des photographes, des médias, des ONG et des organisations internationales. Cela pose une vraie question sur les objets d’intérêt de la photographie : le parcours de ceux qui s’exilent pour des raisons économiques ou climatiques ne mérite manifestement pas la même attention. C’est aussi le cas d’autres thématiques sociales plus compliquées à photographier. Comment expliquez-vous cela ?

B. C. Je crois qu’il y a une polarisation sur la guerre. 80 à 85 % des réfugiés circulent à l’intérieur même du tiers-monde et il y a beaucoup de photographes sur place. Et pourtant, l’immense majorité des photographies qui sont publiées dans la presse sont des images de réfugiés arrivant en Europe, lesquels représentent donc 15 à 20 % de l’ensemble des réfugiés à l’échelle mondiale. Non seulement on se polarise sur la guerre, mais on se polarise aussi sur les réfugiés qui viennent en Europe : on les présente en groupe, on les essentialise et on les déshumanise, ce qui nourrit en permanence un sentiment ambigu. C’est le grand danger de cette photographie.

Il y a peut-être un effet de loupe sur la guerre. Je pense que cela peut changer avec cette nouvelle génération de photographes qui s’intéresse aussi, entre autres, aux déplacés climatiques. C’est une thématique qui va devenir de plus en plus importante et qu’il faudra développer à partir d’imaginaires nouveaux. Quand on photographie des réfugiés de guerre, on a déjà un siècle de photographie humanitaire derrière soi. Là, il va falloir inventer une autre forme de photographie. Peut-être qu’on travaillera plus, justement, sur les trajectoires individuelles, et aussi quelque chose qui m’a beaucoup intéressé en préparant ce livre : les objets que les réfugiés emportent. Les photographes humanitaires s’y intéressent de plus en plus. Photographier ces objets pose évidemment la question de l’attitude à adopter à l’égard des réfugiés. Il y a des photographes qui demandent aux réfugiés d’ouvrir leurs sacs pour qu’on en voie le contenu. Il y en a d’autres qui leur demandent de choisir l’objet qui leur semble le plus important. La plupart des réfugiés sont partis avec très peu de choses, parfois avec un objet familial ou symbolique, ainsi qu’un autre qui revient presque systématiquement : un téléphone portable. Arriver à recharger son téléphone est devenu une question de survie pour beaucoup. Cet objet fétiche, protecteur et parfois un peu sacralisé que les réfugiés emportent avec eux et que l’on voit dans de très nombreuses photographies, me semble aussi une thématique importante.

A. H. Les ONG font un usage massif de la photographie humanitaire pour leurs campagnes et leurs actions. Après avoir étudié des milliers de photos afin de « construire » ce livre, quel regard portez-vous sur l’utilisation de la photographie par ces organisations ?

B. C. La photographie humanitaire est contemporaine de l’émergence, après la guerre de 1914-1918, de ce qu’on appelait alors des organisations philanthropiques transnationales. Je pense à Save the Children, qui a été créée en 1919 et qui existe toujours, ou à la Croix-Rouge qui joue depuis la fin du XIXe siècle un rôle très important. Déjà à cette époque, on voit se développer, notamment aux États-Unis, des campagnes visant à récolter de l’argent et qui utilisent la photographie – particulièrement autour de la thématique des réfugiés arméniens. C’est fascinant de voir comment les personnes soutenant la Croix-Rouge américaine, de quelques dizaines de milliers au début de la guerre de 1914, sont devenues plusieurs dizaines de millions après. Ces personnes versaient de l’argent et recevaient tous les mois un petit bulletin avec des photographies racontant ce que faisait la Croix-Rouge.

Début mai 1994, plusieurs centaines de milliers de réfugiés rwandais fuient en Tanzanie. La plupart sont des Hutus qui ont participé au génocide des Tutsi au Rwanda. (© Ullstein Bild/Thielker/Roger-Viollet)

Dans le fond, qu’est-ce qui différencie cette photographie humanitaire d’une forme de publicité ? C’est une photographie qui met peut-être plus en valeur le travail de l’organisation que la réalité de la vie des réfugiés ; qui ne montre naturellement que les réussites et pas les échecs ; qui se polarise sur certains moments, comme la distribution de vivres ou d’eau, et en aucun cas sur les moments de désespoir ; qui donne le sentiment d’un espace toujours organisé, un peu militarisé, comme les camps de réfugiés qu’on voit après la Seconde Guerre mondiale et encore plus depuis les années 1970-1980. Et c’est un vrai problème.

J’ai dû, comme vous le disiez, choisir, regarder, travailler sur des milliers et milliers de photographies… Mon sentiment, malgré tout – même si je ne veux pas être non plus trop injuste –, est que l’ensemble des clichés de photographes travaillant pour des organisations humanitaires se ressemblent beaucoup et qu’on y voit à peu près toujours le même type d’images, de séquences, d’attitudes. Il y a très peu d’originalité dans ce travail-là. Sauf exception, ce n’est pas là qu’on trouve les éléments les plus intéressants en termes d’utilisation de la photographie, ni comme mode de représentation du réel, ni comme discours sur les réfugiés. Il est aussi question, depuis les années 1920, de savoir si l’accumulation de photographies sur la souffrance humaine ne risque pas d’émousser les émotions. Dans un petit pamphlet paru en 1921 aux États-Unis sous le titre How much shall I give ? (Combien dois-je donner ?), Lilian Brandt, un philanthrope, s’interroge sur la question du don aux organisations humanitaires de l’époque : dans un monde où nous sommes assommés par le nombre d’images, ne risque-t-on pas de devenir insensible parce qu’on en a trop vu ? Parce que les Arméniens ressemblent aux réfugiés russes et à ceux qu’on voit dans les Balkans, qu’on ne les distingue plus les uns des autres, qu’on ne nous explique pas ce qui se passe et qu’on finit par s’y perdre. Je crois que c’est aussi une vraie question à l’heure actuelle : quelle est l’efficacité réelle de cette espèce de course au spectaculaire, à une vision de plus en plus effrayante développée par les ONG et qui n’arrive pas toujours à toucher ou à responsabiliser les populations amenées à soutenir l’effort des organisations humanitaires ?

A. H. Vous citez d’ailleurs un mot très fort de Susan Sontag, qui parle de « pornographie de la violence » en référence à ce qu’on peut interpréter comme un voyeurisme dans la duplication du même type de clichés. Si les ONG humanitaires sont en quelque sorte prisonnières de cette iconographie reproduite à satiété depuis de nombreuses années, dans quelle direction les associations et les photographes – qui sont d’ailleurs de plus en plus nombreux à travailler pour des ONG, car ils ont du mal à travailler pour des organes de presse – peuvent-ils aller pour mobiliser les gens, les donateurs, les opinions ?

B. C. L’essai dans lequel Susan Sontag utilise cette formule de « pornographie de la violence » est paru juste après le 11-Septembre – un moment selon elle presque vertigineux de spectacle de la violence en direct. Elle a aussi publié un article (“Regarding the Torture of Others”) dans le New York Times sur ces images atroces de prisonniers torturés à Abou Ghraib – des photographies prises par leurs geôliers comme des sortes de trophées. C’était là le contexte de la réflexion de Sontag sur la violence, son spectacle, ce qu’elle faisait à la société et la manière dont elle l’abîmait. Vingt ans plus tard, les choses ne se sont pas améliorées.

Comment échapper à cette pornographie de la violence ? Il y a toute une génération de jeunes photographes qui travaille là-dessus. Je pense à Anabell Guerrero, Sergey Ponomarev et beaucoup d’autres… À mon avis, il faut d’abord essayer de travailler sur la narration, dans la durée, et éviter de fixer des individus dans un instant. Il faut les replacer dans leur parcours de vie, dire ce qu’ils ont été, les raisons pour lesquelles ils sont partis et leurs projets. Cet effort d’individualisation est aussi une manière d’échapper au spectaculaire et à l’anecdotique, qui est également quelque chose de très dangereux.

Qualifiés d’ « invasion » par l’administration américaine, quelques centaines de migrants, originaires du Honduras, du Salvador et du Guatemala, attendent à Tijuana d’être pris en charge par les autorités d’immigration pour leurs demandes d’asile, en avril 2018. Certains escaladent la barrière frontalière entre le Mexique et les Etats-Unis. La photographie est utilisée pour dénoncer la menace migratoire ou soutenir la cause humanitaire des demandeurs d’asile. (© David McNew/GettyImages)

La deuxième solution est de faire des réfugiés des acteurs de leur récit, en les formant ou en faisant appel à des réfugiés photographes. Ce qui me choque, et qui choque nombre de jeunes photographes dont je parle dans mon ouvrage, c’est qu’on oublie que les réfugiés sont aussi pour un très grand nombre des gens formés, parfois des artistes. Une très belle exposition a été organisée par les Nations unies à Venise il y a un an qui s’appelait « Rothko in Lampedusa » et qui faisait dialoguer réfugiés photographes et photographes professionnels. Cela me semble indispensable et ce n’est pourtant pas très nouveau : déjà pendant la guerre d’Espagne, des photographes professionnels qui étaient aussi réfugiés et prenaient des photos, témoignaient, et s’exprimaient – en tant qu’artistes – sur leur réalité. On voit aussi cela à la fin de la Seconde Guerre mondiale chez d’anciens photographes survivants de l’Holocauste qui prennent des photographies de camps de déplacés en 1945-1946. De toutes les photos que j’ai utilisées dans mon ouvrage, ce sont sans doute celles qui m’ont le plus ému : ces photographes ont pris des photos de familles avec de très jeunes enfants ou des sportifs, comme des footballeurs et j’y vois une manière de montrer la reconstruction des corps après les années de persécution, de faim et de déportation – une manière de dire : « Ils ont voulu nous exterminer, mais nous avons survécu et l’avenir nous appartient.  » Il est fascinant de se dire que c’est peut-être, finalement, la réponse à votre question sur la pornographie de la violence : il faut faire de la photographie non pas simplement un outil pour objectiver, documenter et dénoncer, mais l’utiliser comme une promesse d’avenir, quelque chose de l’ordre de la création, en montrant des hommes, des femmes et des enfants capables de se projeter. Il faut montrer que le mouvement même du réfugié n’est pas simplement celui d’un départ et d’une fuite, mais aussi un projet et une foi dans l’avenir. C’est, je pense, fondamental, et c’est ce qu’essaient de faire de plus en plus ces jeunes photographes.

A. H. L’action humanitaire, que vous avez intégrée dans votre travail, est très souvent minorée, presque accessoirisée dans les sciences sociales. De votre point de vue d’historien, quelle place l’humanitaire occupe-t-il dans l’histoire contemporaine ?

B. C. La pratique et l’histoire de l’humanitaire, c’est pour moi un intérêt ancien qui est bien antérieur à cet ouvrage sur la photographie puisque j’ai publié, il y a quelques années, un livre en anglais sur l’origine de l’humanitaire après la Première Guerre mondiale et le développement des grandes organisations non gouvernementales – même si elles ne portent pas ce nom-là dans les années 1920[1]Voir notre introduction (NDLR).. Ce qui m’intéresse est lié à l’évolution, de manière générale, de l’histoire de la violence de guerre. La première chose qui m’intéresse, c’est tout simplement d’intégrer de plus en plus les civils dans une histoire du fait guerrier. C’est un mouvement ancien qui date des années 1970/1980, où l’on voit de plus en plus de travaux qui essaient de montrer des civils – non pas simplement comme victimes d’ailleurs, mais aussi comme acteurs du phénomène guerrier. Des travaux relativement récents sur les enfants, les adolescents (je pense aux travaux importants de Manon Pignot, par exemple) et les femmes en temps de guerre tentent aussi de revaloriser cette expérience propre aux civils. Ce n’est d’ailleurs que la prise en compte de l’évolution de la violence de guerre au XXe siècle : il faut rappeler en effet qu’au moment de la guerre de 1914-1918, les civils représentaient à peu près 20 % des victimes de la guerre, alors qu’à l’heure actuelle ils en représentent plus de 90 %.

Dans le bus qui les conduit vers un centre d’hébergement, une mère et son enfant regardent le paquebot affrété par le gouvernement grec pour les transporter au Pirée en réponse à l’aggravation de la situation dans les îles grecques de Kos, Lesbos et Chios en 2015. (© Louisa Goulouliamaki/AFP via Getty Images)

La deuxième chose qui m’intéresse dans l’humanitaire, c’est le rapport entre la pratique et le droit humanitaires. C’est un débat entre historiens, mais à mon sens c’est la pratique sur le terrain qui a un effet sur l’évolution du droit humanitaire et non pas l’inverse – et on le voit très bien dans les années 1920. Je suis très intéressé par cette circulation et cette remontée d’expériences de ces premiers « techniciens » de l’humanitaire – des ingénieurs, des médecins – qui vont dans les Balkans ou en Russie pendant la grande famine et qui mettent en place des techniques souvent héritées de l’armée, les développent, apprennent à construire un camp, à nourrir 10 000 personnes ou à acheminer les vivres. Et progressivement se mêle à cela une réflexion sur les droits humains et ce qu’il faut faire pour protéger les civils en temps de guerre. Cela me semble très intéressant de voir comment se crée une forme de circulation entre la pratique et le droit dans ces contextes, et c’est ce sur quoi je travaille beaucoup.

La troisième chose, c’est la question du paroxysme de la violence. Qu’est-ce qui est nommé, qu’est-ce qui est occulté ? Qu’est-ce qu’on finit par montrer et qu’est-ce qu’on ne montre pas ? Travailler sur la photographie, ce n’est pas simplement travailler sur la mise en scène, le cadrage et les thématiques, mais aussi sur tout ce qui nous échappe, est hors-champ, n’est pas montré ou n’est pas montrable. Ce jeu sur ce qui est nommé et montré par rapport à ce qui est innommable et occulté me semble vraiment très important.

Enfin, l’humanitaire m’intéresse, car il s’insère dans une histoire plus globale, certes faite des circulations d’hommes, mais aussi d’idées, de matériels et de matières premières, de tout ce qui fait que la guerre est un phénomène global. C’est assez peu étudié parce que nous restons encore très ancrés dans des histoires nationales de la guerre. Avec la guerre de 1914-1918, on fait au mieux une histoire comparée, mais l’histoire globale, elle, est en plein développement. De manière évidente, l’histoire de l’humanitaire et des réfugiés va avoir un rôle central dans cette histoire globale des conflits, mais cela demande un effort majeur, celui non seulement de s’ouvrir à d’autres cultures et d’autres langues, mais aussi d’intégrer l’expertise d’historiens et de spécialistes en sciences sociales qui ne sont pas des Occidentaux. Et la principale limite de l’histoire de la photographie humanitaire, c’est qu’elle est très souvent, reconnaissons-le, celle de l’image créée par des Occidentaux sur un monde non occidental. Cela m’intéresserait beaucoup de comprendre ce qu’est, par exemple, la photographie humanitaire japonaise, qui est importante aussi, et assez difficile d’accès. Qu’est-ce qu’on y photographie, depuis quand, avec quelles thématiques ? Comprendre cette circulation à l’échelle globale des images, des représentations, des idées et des pratiques est passionnant. Cela me semble être un des éléments centraux du projet des historiens de la guerre pour les décennies à venir.

Propos recueillis par Boris Martin, rédacteur en chef

Entretien retranscrit par Frédérique Morin-Bironneau

Ce texte est une synthèse retravaillée de l’entretien que nous a accordé Bruno Cabanes et dont la captation est disponible sur notre site.

À noter la parution, en octobre 2020, du nouveau livre de Bruno Cabanes aux Éditions du Seuil : Fragments de violence. La guerre en objets de 1914 à nos jours s’intéresse notamment aux objets fabriqués ou collectés en temps de guerre par les soldats pour tromper le danger, la souffrance ou l’ennui, ainsi qu’à tous ceux qui relèvent de l’expérience de guerre des civils.

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-762-8

Cet article vous a été utile et vous a plu ? Soutenez notre publication !

L’ensemble des publications sur ce site est en accès libre et gratuit car l’essentiel de notre travail est rendu possible grâce au soutien d’un collectif de partenaires. Néanmoins tout soutien complémentaire de nos lecteurs est bienvenu ! Celui-ci doit nous permettre d’innover et d’enrichir le contenu de la revue, de renforcer son rayonnement pour offrir à l’ensemble du secteur humanitaire une publication internationale bilingue, proposant un traitement indépendant et de qualité des grands enjeux qui structurent le secteur. Vous pouvez soutenir notre travail en vous abonnant à la revue imprimée, en achetant des numéros à l’unité ou en faisant un don. Rendez-vous dans notre espace boutique en ligne ! Pour nous soutenir par d’autres actions et nous aider à faire vivre notre communauté d’analyse et de débat, c’est par ici !

References

References
1 Voir notre introduction (NDLR).

You cannot copy content of this page