L’humanitaire au défi des violences sexistes et sexuelles

Jan Verlin
Jan VerlinChercheur postdoctoral à la chaire Géopolitique du risque de l’École normale supérieure et chercheur associé au Centre de sociologie des organisations (CSO – CNRS/Sciences Po). Après des études de sciences politiques à l’Université libre de Berlin, Jan Verlin a fait un doctorat à l’Université Paris-Ouest – Nanterre sur le gouvernement de la crise humanitaire en Haïti après le séisme de 2010. Il a ensuite travaillé en tant que chercheur postdoctoral dans le projet de recherche RAVEX au Centre de recherches internationales (CERI – CNRS/Sciences Po) sur les experts du risque environnemental dans les Caraïbes. Après un deuxième postdoctorat sur la planification de gestion d’urgence dans les Antilles dans le cadre du projet de recherche V-CARE, il fait actuellement partie du projet de recherche ENGAGE sur la résilience sociale après des catastrophes naturelles financé par le conseil de recherche européen dans le cadre de son programme Horizon 2020. Ses travaux portent sur les professionnels de crise et notamment dans l’aide humanitaire. Il conduit depuis deux années une enquête sur la gestion des violences sexistes et sexuelles dans les organisations humanitaires. Il milite également depuis des années sur la lutte contre ces violences.

& Boris Martin • Rédacteur en chef

Début 2018, plusieurs employés d’une organisation non gouvernementale (ONG) britannique sont accusés d’abus sexuels commis en Haïti après le séisme de 2010. Ce qui deviendra « le scandale Oxfam » révèle que l’humanitaire n’échappe pas au fléau des violences sexistes et sexuelles. D’autres ONG, mais aussi des organisations internationales, dévoilent à cette occasion les « comportements sexuels répréhensibles » (« sexual misconduct ») ayant pu être commis en leur sein, à l’encontre de bénéficiaires directs, de populations vulnérables ou d’autres personnels humanitaires. En association-référence au mouvement #MeToo, les hashtags AidToo et ReformAid font leur apparition, devenant les bannières sous lesquelles se rangent celles et ceux qui sont décidés à révéler, à combattre et à sanctionner les abus sexuels commis par des personnels évoluant dans le monde de l’aide internationale. En réaction, plusieurs organisations humanitaires expliquent les dispositifs déjà mis en place ou proposent de réformer leurs procédures de recrutement, de développer les formations sur les violences sexistes et sexuelles ou de revoir les mécanismes de sanction à leur disposition.

En octobre 2019, un rapport publié par la commission du développement international du Parlement britannique fait état de progrès limités réalisés parmi les ONG en matière de transparence, certaines se montrant encore réticentes à publier le nombre d’allégations d’abus sexuels qu’elles ont reçues et le résultat des enquêtes. Quelques mois plus tôt, en France, Coordination SUD et ses organisations membres ont adopté une charte par laquelle elles s’engagent à mettre en place des procédures spécifiques pour prévenir et traiter les cas d’atteinte à l’intégrité physique et psychique des personnes, en particulier les violences sexistes et sexuelles. Ces procédures incluent la transparence sur les cas avérés, des mesures internes de sanction et le signalement à la justice. D’autres plateformes d’ONG en Europe (VENRO en Allemagne, Partos aux Pays-Bas, Bond au Royaume-Uni) s’inscrivent dans cette démarche, tandis que les directions générales ECHO et DEVCO de l’Union européenne demandent des assurances identiques de la part de leurs ONG partenaires. En somme, ce « scandale Oxfam » est devenu l’affaire du milieu de la solidarité internationale dans son ensemble, représentant à la fois un moment de dévoilement de pratiques comme d’une possible transformation du secteur.

On pouvait craindre que la pandémie de Covid-19 ne vienne saper cette dynamique salutaire – comme elle a détourné l’attention de tant d’autres sujets majeurs. De fait, elle aura eu pour première conséquence de nous contraindre à reporter ce dossier que nous avions prévu de publier en juillet 2020. Pendant ce temps, nous aurons tout le loisir de guetter les indices de la priorisation ou de la minoration de ce sujet dans un tel contexte. Le « scandale Ebola » surgi en septembre 2020 confirmera tout à la fois la permanence de ce fléau et l’attention dont il est désormais l’objet. Dans un article publié par nos collègues de The New Humanitarian, un employé de l’Organisation mondiale de la Santé accusait des travailleurs de l’aide issus des Nations unies comme d’ONG d’abus sexuels commis lors de l’épidémie d’Ebola ayant sévi en République démocratique du Congo entre 2018 et 2020. Cette nouvelle affaire ne faisait que renforcer notre détermination à prendre à bras le corps ce thème que le secteur humanitaire ne peut ignorer. Et en tout état de cause, il s’en est saisi.

Ce dossier se propose donc d’étudier comment la condamnation morale des violences sexistes et sexuelles se traduit ou non en réformes organisationnelles. Il s’agit donc d’abord, autant que cela est possible, d’établir un état des lieux de ces violences en tenant compte des spécificités du secteur humanitaire, non pas à visée absolutoire bien évidemment, mais pour expliquer comment les conditions propres à ce milieu peuvent laisser s’exprimer de telles dérives. Ce dossier ambitionne également d’éclairer les raisons pour lesquelles la lutte contre ces violences n’est manifestement que trop peu efficace jusqu’à présent. L’affaire Ebola en atteste.

Ce dossier s’ouvre donc par un article de Jan Verlin, chercheur travaillant sur le sujet, qui a bien voulu assurer son copilotage. Il propose ici un aperçu des quelques textes académiques sur le sujet en pointant du doigt le fait que s’il a trop longtemps échappé aux praticiens du secteur humanitaire, il est également quasiment absent de ces « études humanitaires » en perpétuel devenir. Il propose ensuite un cadre d’analyse permettant de comprendre comment les organisations implantent des dispositifs de lutte contre les violences sexistes et sexuelles commis par des travailleurs humanitaires. Ce cadre permet de comprendre les potentialités, mais aussi les limites persistantes des réformes proposées par les organisations humanitaires. Les cinq articles qui suivent viennent « creuser » ces sillons en mêlant auteurs et autrices, des Nords et des Suds, acteur·rice·s comme chercheur·e·s.

Segolen Guillaumat avance ainsi que si le secteur humanitaire n’échappe pas aux violences sexistes et sexuelles, c’est parce qu’il est soumis au rapport patriarcal de domination homme-femme, comme tant d’autres secteurs de la société. Mais c’est aussi parce que certaines de ses spécificités peuvent faciliter des violences auprès de populations vulnérables quand d’autres lui permettraient de « s’immuniser » contre leurs plaintes. L’autrice se réfère ainsi au « brassage multiculturel des acteurs et équipes humanitaires peut-être à nul autre domaine comparable » et au fait que « les expatrié·e·s apportent avec eux·elles leur propre référentiel de normes sans avoir la volonté, ou le temps, de le relativiser au contact de la société d’accueil ». Pour contrer l’emprise du patriarcat dans le secteur humanitaire, nous dit-elle, il serait nécessaire que celui-ci prenne une « position dominante » sur le sujet et qu’il aide à libérer la parole, en prenant en compte le contexte local dans lequel ces violences sont ancrées.

Puis, s’appuyant sur l’exemple de Médecins Sans Frontières (MSF), Françoise Duroch et Emmanuel Noyer reviennent sur les mesures prises par l’ONG pour lutter contre les violences sexuelles depuis 2002. À partir d’une analyse du scandale de la Mano River jusqu’aux révélations attenantes au « scandale Ebola », les auteurs montrent le relativisme moral qui traverse les organisations humanitaires soucieuses de préserver leur image publique. Même si elles sont de plus en plus conscientes de leur obligation de veiller aux comportements de leurs salariés, les avancées organisationnelles ne se font encore trop souvent que sous la pression des scandales. Mais les dispositifs ne pallieront les inégalités, notamment de genre, qu’en s’appuyant, nous disent Duroch et Noyer, sur des approches intersectionnelles. Pragmatiques, les auteurs concluent que si « l’exemplarité comportementale des travailleurs de l’aide s’avère être un horizon normatif difficilement atteignable, la priorité pour une organisation médicale humanitaire telle que MSF reste encore d’investir massivement dans la détection et la gestion des abus éventuellement commis sur ses patients ».

Une bonne manière d’apprécier cet investissement est de suivre Isabelle Auclair, Jade St-Georges, Stéphanie Maltais, Sophie Brière et Anne Delorme jusqu’au Canada. Dans leur article, elles présentent les données recueillies en 2018 auprès d’une quarantaine d’organisations de coopération internationale québécoises pour connaître leurs dispositifs en la matière. Si certaines disposaient déjà d’outils de lutte contre les violences sexistes et sexuelles avant 2018, leur champ d’application et finalement leur valeur incitative semblent plus que variables. Ainsi, une seule organisation avait alloué un budget spécifique à ce sujet. De même, la majorité des formations offertes en la matière étaient destinées aux coopérant·e·s et aux stagiaires plutôt qu’aux personnes en situation d’autorité alors que, le rappellent les autrices, « les violences , notamment en termes de ressources techniques et financières pour répondre à l’exigence de disposer d’une politique spécifique ».

C’est au Cameroun que Jean Émile Mba nous invite à découvrir les efforts et les limites de la task force constituée par une alliance d’ONG nationales et internationales pour lutter contre les abus sexuels commis par des personnels humanitaires. Le turnover du personnel, les violations de confidentialité au sein des organismes pourtant chargés de recueillir les plaintes, les tentatives d’étouffement par les autorités chargées des camps de réfugiés : autant de données qui expriment la difficulté à mettre en place des dispositifs dans des contextes fragiles. Et l’on comprend alors mieux le silence auquel se condamnent trop de victimes : de l’enquête menée par l’auteur, il ressort que « 90 % des trois cents répondantes mettent en avant la peur de perdre son travail, des représailles ou de ternir son image comme variables explicatives du non-signalement des inconduites sexuelles ».

C’est bien à cette autocensure à laquelle a été confrontée notre dernière autrice dans les travaux qu’elle mène depuis longtemps sur les abus sexuels. En s’appuyant sur des témoignages recueillis sur des théâtres d’opérations humanitaires, comme en Ex-Yougoslavie, Jasmine-Kim Westendorf analyse les conditions politiques, mais aussi concrètes, qui facilitent ces abus. Elle en conclut « qu’un large éventail de facteurs locaux, internationaux, normatifs et systémiques contribuent à faire émerger les contextes dans lesquels des humanitaires se rendent coupables d’abus et d’exploitation ». Rappelant la complexité du « sexe transactionnel », l’autrice ouvre une piste, presque une ligne de conduite qui pourrait guider les ONG dans leurs efforts : « s’assurer que les employés comprennent non seulement quelles règles régissent leurs comportements, mais aussi pourquoi ils ont été missionnés, comment leurs comportements quotidiens affectent les objectifs et les résultats d’une mission humanitaire, et à quelles fins certains comportements ont été proscrits. » Ce faisant, elle en appelle à une approche holistique des abus sexuels.

Ces articles n’épuisent certainement pas tous les aspects d’une question difficile. Elle l’est évidemment, et avant tout, pour les victimes. Mais elle l’est aussi pour les ONG dont la grande majorité des personnels se sent trahie et salie par les actes d’une minorité. Ces différentes contributions montrent bien l’étendue de la tâche à laquelle le secteur humanitaire est confronté. Pour éviter la répétition de tels actes dans les années à venir, de nouvelles approches plus radicales doivent impérativement être développées pour lutter efficacement contre les violences sexistes et sexuelles. Nous ne pouvons qu’espérer que ce dossier y prendra sa place.

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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-767-3

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