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L’humanitaire à l’épreuve des mobilisations citoyennes. L’exemple du mouvement sénégalais Y en a marre

Thomas Fouquet
Thomas FouquetThomas Fouquet est chargé de recherches au CNRS (Institut des mondes africains – IMAF).

Comment la rhétorique humanitaire peut-elle être mobilisée dans le cadre de luttes citoyennes dans les Suds et comment les mobilisations ainsi suscitées peuvent-elles interpeller les ONG humanitaires du Nord ? C’est à cette interrogation croisée que nous convie Thomas Fouquet, revenant sur les premiers succès médiatiques et politiques du mouvement sénégalais Y en a marre. Un tel mouvement, a priori éloigné de l’humanitaire, préfigure peut-être pour les ONG occidentales une nouvelle façon de se relier aux dynamiques qui, dans les Suds, rejoignent le désir de nombre d’entre elles d’être plus ancrées localement et de s’appuyer sur les forces endogènes.

En janvier 2011, une poignée de jeunes Sénégalais, artistes-rappeurs et journalistes pour la plupart, créaient le collectif Y en a marre (YEM). D’abord né de et dans la contestation du régime d’Abdoulaye Wade[1]YEM est néanmoins l’héritier d’une histoire longue de contestation des pouvoirs établis au Sénégal, en particulier parmi les jeunes. Voir à cet égard S. Awenengo-Dalberto, « Sénégal : … Continue reading, alors président de la République du Sénégal depuis mars 2000, YEM en est rapidement venu à occuper une place à la fois bien plus massive et complexe sur l’échiquier social et politico-médiatique sénégalais – et même au-delà[2]Les contestations populaires contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat lors des élections présidentielles de 2012, dont YEM a été l’un des principaux fers de lance, ont … Continue reading. Ce mouvement présente en effet la particularité de sans cesse franchir et brouiller les lignes entre engagement citoyen, pratique artistique, contestation politique et actions de développement. L’enchevêtrement de ces différents répertoires se cristallise dans les « chantiers citoyens » initiés par le mouvement.

En se fondant sur une enquête anthropologique auprès de YEM, entamée au mois de janvier 2012 au Sénégal[3]La présente contribution s’appuie sur une recherche en cours. En ce sens, elle n’a pas vocation à présenter des « résultats » stricto sensu, mais plutôt un certain nombre d’hypothèses … Continue reading, cette contribution s’intéresse aux reconfigurations actuelles des rapports de force internes au champ politique sénégalais. Plus précisément, à travers l’exemple de ce mouvement citoyen, il s’agit d’envisager des modes populaires d’énonciation du politique[4]J.-F. Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, n° 3, 1985, p. 343-373. dont les répertoires humanitaires et développementistes constituent à la fois l’arène et le révélateur sociologique.

Y en a marre ! Éléments d’une généalogie

« Nous fondions le 18 janvier 2011 le mouvement YEM pour engager notre génération à se déprendre des idoles politiques à qui nous avons confié nos destins depuis plus de cinquante ans et qui ne nous ont pas sortis du sous-développement. Il est juste important de rappeler de quoi on discutait, mes amis et moi, la nuit de la création du mouvement Y en a marre. Nous parlions “des nuits passées dans le noir et des journées de travail perdues, des enfants qui rendent l’âme dans les hôpitaux, dans les salles d’opération, des cadavres qui se décomposent dans les morgues à cause des coupures d’électricité”. Nous constations l’échec des politiques agricoles et le monde rural abandonné à lui-même. Les scandales financiers avec ces milliards détournés, la corruption érigée en système de gouvernance. Et nous, on en avait marre de voir toutes ces frustrations accumulées et refoulées à longueur de journée. Ces maux que nous avons tant décriés constituent, en réalité, le quotidien de bon nombre d’Africains ; pour eux l’avenir n’existe plus[5]Interview de Fadel Barro, d’abord parue dans le journal sénégalais Le Quotidien et reprise dans Courrier international, 7 mars 2013. … Continue reading. »

C’est en ces termes que Fadel Barro, membre fondateur de YEM, évoque les circonstances de création du mouvement dont il est l’actuel coordinateur national. On comprend ainsi que la nature et le sens des différentes actions portées par ce mouvement ne sont pas réductibles à une sociologie des mobilisations ou des mouvements sociaux.

YEM a assurément été l’un des piliers de la contestation contre la candidature d’Abdoulaye Wade à sa propre succession lors des élections présidentielles de février-mars 2012 et il a joué un rôle central dans l’alternance démocratique alors survenue avec l’arrivée au pouvoir de Macky Sall. Si la victoire électorale de cet ancien ministre d’A. Wade ne constitue pas à proprement parler une rupture, la popularité actuelle de YEM tient néanmoins dans une bonne mesure à l’engagement politico-citoyen qu’il a insufflé et accompagné au sein de la population sénégalaise, dont les dates clés sont reportées ci-dessous:[6]À cet égard, on peut évoquer aujourd’hui un véritable « phénomène YEM » au Sénégal. Je parle ici de « phénomène » en référence non seulement à la popularité du mouvement auprès … Continue reading

18 janvier 2011 : création de YEM.
Février 2011 : participation de YEM au Forum social mondial à Dakar ; intervention remarquée à l’assemblée générale des mouvements sociaux.
23 juin 2011 : victoire de la mobilisation populaire contre la réforme constitutionnelle initiée par A. Wade ; montée en puissance populaire et médiatique de YEM.
Fin janvier 2012 : entrée en « résistance démocratique active » suite à l’acceptation de la candidature d’Abdoulaye Wade par le Conseil constitutionnel sénégalais.
Mars 2012 : élection de Macky Sall, principal opposant d’A. Wade, à la présidence de la République du Sénégal.
Août 2013 : lancement de l’Observatoire de la démocratie et de la bonne gouvernance, « DOX AK SA GOX » (littéralement, « marche aux côtés de ton peuple »), en partenariat avec notamment l’ONG Oxfam.

Plutôt qu’instigateur d’une rupture politique ou partisane stricto sensu, YEM se positionne comme un opérateur de changement social, un agitateur de consciences. Le mouvement porte pour cela des arguments et initiatives qui se rapprochent de prérogatives propres aux acteurs de l’humanitaire et du développement.

YEM est certes généralement envisagé sous l’angle de ses activités contestatrices ou à travers le prisme des cultures urbaines et de leurs rapports au politique[7]Voir notamment T. Fouquet, « La trame politique des cultures urbaines : motifs dakarois », in Enough is Enough!, ouvrage collectif publié à l’occasion de la European Conference on African … Continue reading. Mais son ambition est aussi et surtout « de fonder un espoir, de susciter une prise de conscience des jeunes susceptible de mettre sur la voie du développement », comme l’affirme encore Fadel Barro. Pour ce faire, le mouvement s’appuie sur un slogan, celui du Nouveau type de Sénégalais (NTS), qui renvoie peu ou prou à un nouveau logiciel de la citoyenneté, dans lequel chacun est appelé à s’engager et à exercer ses efforts. Dit autrement, c’est par l’investissement et la prise de conscience du plus grand nombre que le changement dans/par le développement pourra se réaliser. Une telle posture s’organise à la fois avec et contre les gouvernants, ces derniers n’étant plus qu’une composante ou une variable à l’intérieur d’une dynamique plus générale que le mouvement souhaite mettre en œuvre. À cet égard, YEM ressortit nettement au champ du politique, mais sans pour autant faire de la politique[8]On le verra plus loin : YEM s’attache en effet clairement à conserver une forme de « neutralité » politique, en ce sens qu’il reste très vigilant à ne faire l’objet d’aucune … Continue reading.

Interpeller pour susciter le changement : l’humanitaire comme levier de mobilisation citoyenne

Afin d’encourager et d’accompagner l’implication des populations dans le développement du Sénégal, YEM mise sur son ancrage local. Le mouvement s’est en effet rapidement redéployé sous la forme d’une myriade de cellules locales, ou « esprits Y en a marre » dans son lexique, réparties sur l’ensemble du territoire sénégalais. En s’appuyant sur son « noyau dur » dakarois largement connecté à l’international d’une part, et sur ces micro-entités locales d’autre part, YEM est en mesure de mobiliser à grande échelle, de faire remonter les doléances des populations locales, tout en portant son attention sur les grands problèmes nationaux, voire internationaux. Son action se structure concrètement sur un ensemble de prises de position et de « chantiers citoyens ». Deux grands types d’activités et d’initiatives s’en dégagent.

D’abord, le mouvement s’est fortement impliqué dans les processus de démocratisation, de l’échelle la plus locale jusqu’au niveau national. Cette implication a trouvé sa pleine mesure dans la création d’un Observatoire de la bonne gouvernance et de la démocratie, en partenariat notamment avec l’ONG Oxfam, en août 2013. Ce dispositif se veut un véritable mécanisme de contrôle citoyen sur l’action publique afin, entre autres, d’assurer « une implication effective dans les choix de programmes politiques qui répondent à leurs besoins[9]Suivant les termes mêmes de YEM à propos de ce programme..

Parmi les actions entreprises dans le cadre de cet observatoire, YEM organise des « jurys citoyens et populaires » itinérants, dans toutes les régions du Sénégal ; ces rassemblements visent à susciter la rencontre et les échanges entre élus locaux (députés, maires, etc.) et administrés, sous la forme d’un dialogue direct. Les populations ont en ce sens l’opportunité d’exposer leurs attentes et doléances auprès de leurs élus, et ces derniers sont interpellés quant aux solutions politiques qu’ils devraient ou pourraient mettre en œuvre afin d’y répondre. Il y a là sans doute des pistes intéressantes pour quiconque, impliqué dans le domaine de l’aide et des solidarités, s’applique à développer des actions répondant aux besoins réels des populations. Une telle entreprise pour ainsi dire hybride (associant un mouvement social et citoyen, un organisme non gouvernemental, les populations elles-mêmes et leurs élus enfin) donne également matière à penser la reconfiguration des liens et types de collaboration entre ONG du Nord et mouvements sociaux des Suds.

Un deuxième grand registre d’action mis en œuvre par YEM consiste en un ensemble de plaidoyers qui visent là encore à relayer les manques ou mécontentements populaires (coupures d’électricité, etc.), à donner la parole aux sans-voix (populations déguerpies, etc.), ou encore à s’investir concrètement, parfois physiquement, afin de pallier les insuffisances étatiques (en faveur des victimes d’inondation, ou pour la réhabilitation de bâtiments d’intérêt public, par exemple). Ces plaidoyers, s’ils prennent souvent une connotation locale, s’adressent également à de grandes questions nationales, comme l’accès aux soins des populations et l’éducation pour tous, la paix en Casamance, l’amélioration des conditions de détention et la réinsertion des populations carcérales, le soutien économique et logistique aux petites activités agricoles et à la pêche artisanale, la sauvegarde environnementale, etc. Depuis janvier 2012, ces activités de plaidoyer ont été synthétisées dans l’institution d’un rendez-vous annuel intitulé « La foire aux problèmes ». À cette occasion, des associations et représentants issus de tous les secteurs d’activité et régions du Sénégal sont invités à venir formuler leurs manques et doléances, dans un espace qui leur est dédié à Dakar.

À travers ses différents chantiers et initiatives citoyens, YEM intervient dans le creux de l’action politique, pour en révéler du même coup les défaillances et/ou les carences. Pour autant, ses leaders réaffirment sans cesse leur autonomie vis-à-vis des pouvoirs dirigeants et de la sphère politicienne, afin de se prémunir de la récupération partisane et d’assurer en ce sens un maximum de neutralité (au moins politique) à leurs actions et discours. Ils gardent simultanément leurs distances vis-à-vis du credo « ONGiste », tout en entretenant avec lui un rapport assez ambivalent ou tout au moins stratégique (voir infra). C’est notamment cette position d’entre-deux, ou liminaire, parfois inconfortable, qui constitue l’originalité et l’intérêt de YEM.

Une archéologie éthico-morale de YEM : penser au-delà de l’éthique du faire

Durant toute la phase d’émergence et de structuration de YEM, c’est une philosophie de l’action qui a dominé ses différentes initiatives, permettant simultanément de légitimer les prises de parole publiques du mouvement, celles-ci s’appuyant sur une connaissance fine des problèmes et doléances des populations à échelle nationale. Cette éthique du faire était d’abord relativement autonome et improvisée, en ce sens qu’elle n’était pas sous-tendue par un code de conduite formalisé comme tel, a contrario des chartes d’éthique qui organisent et encadrent l’action de certaines ONG par exemple. Aussi, comment l’éthique du faire s’est-elle peu à peu recomposée en un code plus élaboré ? Quels en sont les termes de référence et les inspirations ? Quelles conceptions de l’aide et de la citoyenneté s’en dégagent ?

L’acuité de cette éthique du faire, avec la part d’improvisation qu’elle suppose, était directement liée aux objectifs qui mobilisaient alors le mouvement : faire plier le régime d’A. Wade afin que survienne une alternance démocratique. Une fois ces premiers objectifs remplis, il a été nécessaire que YEM reconsidère son devenir propre, réinvente ses modes et objets d’intervention, tout en protégeant le stock de légitimité populaire qu’il était parvenu à constituer par et dans l’action. À cet égard, l’un des maîtres mots de YEM est de sensibiliser les populations à la nécessaire prise en charge collective du développement (économique, démocratique, social – humain, au sens large) du pays. Les visées éthiques élaborées et défendues par le mouvement combinent en ce sens des aspects civiques, humanitaires, sociaux et politiques. Elles s’appuient notamment sur une rhétorique antivictimaire, où les notions de responsabilité, de participation et d’engagement personnels sont centrales. Ce faisant, YEM promeut l’idée que la dignité est à conquérir par l’implication et l’engagement de chacun. Se dessine ici un glissement heuristique important, puisque lesdits « bénéficiaires » sont appelés à être, dans le même temps, les acteurs directs de leur propre émancipation (économique, politique, symbolique). On comprend qu’une telle ligne de recherche permet d’interroger l’éthique portée par YEM à la lumière de certains débats sur la « raison humanitaire[10]D. Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, coll. « Hautes études », Paris, éditions de l’EHESS (avec Seuil/Gallimard), 2010.  », avec cette idée que la victimisation des Suds (c’est-à-dire des « bénéficiaires » au sein de ces sociétés) serait paradoxalement un vecteur de leur mise en dépendance au niveau national et international, en arasant de facto certaines attentes et revendications populaires.

Ce qui apparaît particulièrement intéressant à ce niveau, c’est le fait que des revendications d’ordre sociopolitique se formulent à travers des répertoires d’action et discursifs généralement dévolus aux professionnels de l’aide et du développement. YEM organise une sorte de convertibilité mutuelle entre ces différents registres. C’est à cet égard que l’enchevêtrement des lignes apparaît le plus fécond et original : les actions de développement et de solidarité sont instaurées en nouveaux modes d’énonciation de la citoyenneté et, incidemment, en leviers critiques voire politiques[11]À cet égard, on peut suggérer que les aspirations des populations à un certain bien-être, à des conditions de vie décentes et dignes (justice sociale et bonne gouvernance, sécurité … Continue reading ; mais ce processus se réalise essentiellement par le bas[12]L’expression « par le bas » est ici utilisée par référence à la conception du pouvoir développée par Michel Foucault : « J’ai employé un jour la formule le pouvoir vient d’en bas. Si … Continue reading, a contrario des programmes « officiels » élaborés le plus souvent par le haut et/ou depuis l’extérieur.

Sans avoir à ce stade matière à interroger plus précisément ces logiques d’intrication (du politique au développement et à l’humanitaire, en passant par l’énonciation critique et « par le bas » de la citoyenneté), on peut simplement souligner que l’approche biographique doit permettre d’en mieux cerner les dynamiques propres. Les acteurs engagés dans le mouvement YEM disposent-ils d’un passé militant (associatif, politique) et/ou dans l’action humanitaire ? Pourquoi leur volonté d’engagement personnel s’est-elle orientée en direction de ce collectif, plutôt que vers des opérateurs plus classiques de l’aide, voire les partis politiques ? D’ailleurs, ces engagements sont-ils vus comme nécessairement exclusifs les uns des autres et quel est l’apport spécifique de YEM par rapport à l’offre humanitaire et politique déjà existante ? Comment, à travers leur participation aux activités initiées par le mouvement, leur conscience citoyenne s’est-elle renforcée ou au moins façonnée ? Enfin, et peut-être surtout, comment l’éthique du faire pour autrui propre à l’action humanitaire agit-elle en retour sur un sentiment citoyen, et réciproquement ?

Cet examen doit ainsi permettre de cerner l’épaisseur anthropologique de l’action humanitaire et de développement, en jaugeant comment elle est conçue et mise en œuvre, comprise et interprétée, dénoncée ou débattue, ou encore appropriée et réinventée. Il permet également d’interroger certains mécanismes propres à ce l’on nommera une « socialisation » de l’humanitaire et des solidarités, en jouant sur le double sens de l’expression.

D’abord, dans le lexique des sciences sociales, la socialisation peut définir le processus par lequel un objet (matériel, idéel, etc.) est intégré à l’entendement collectif et aux pratiques quotidiennes. En ce sens, il s’agit d’examiner les logiques sociales qui participent de la vulgarisation des pratiques et prérogatives de l’humanitaire par le biais d’initiatives populaires ou « profanes » (c’est-à-dire par contraste avec les actions « expertes » conduites par les professionnels de l’humanitaire et du développement). Ensuite, l’expression de « socialisation » renvoie ici plus formellement au glissement entre travail humanitaire et travail social, c’est-à-dire qu’elle caractérise une logique de prise en charge locale – ou de domestication – des solidarités. En termes simples, comment s’opèrent la transition et/ou la reconversion de l’action humanitaire vers l’action sociale et l’engagement citoyen ? Ce processus, dans le cas étudié, se réalise largement sous l’impulsion d’initiatives populaires et infra-étatiques. Il semble intéressant en ce sens de jauger comment l’action publique, pensée et conduite depuis le plus haut niveau de l’État, peut se révéler poreuse à ces dynamiques populaires. Autrement dit, peut-on envisager à terme une véritable « étatisation » de l’action humanitaire : sous quelles formes, guidée par quel projet politique et éthique, et à la lumière de quels enjeux locaux ? Incidemment, la notion même « d’humanitaire » reste-t-elle valide pour rendre compte de ces pratiques d’aide soumises à un processus d’endogénéisation, ou de domestication ? Sans qu’il soit ici possible d’apporter des réponses claires ou tranchées à ces questions fondamentales, on peut tout au moins admettre que ces lignes de fuite sont, en elles-mêmes, révélatrices de certaines transformations encore en germe.

L’« indépendance » et la « neutralité » en question : de nouveaux liens entre mouvements citoyens et organisations humanitaires ?

Les recompositions que je désigne sous l’expression de « socialisation de l’aide » témoignent notamment de nouvelles formes d’agency de la part d’individus naguère cantonnés au statut de bénéficiaires et assignés à un rôle passif de personnes « à assister », avec ce que cela suppose en termes de domination symbolique via la soumission à des normes imposées. Il s’agit en ce sens de mieux cerner les nouveaux (en)jeux de pouvoir qui s’organisent entre action publique, initiatives populaires et, enfin, professionnels de l’humanitaire et du développement.

Un tel examen ne va pas sans une étude précise des représentations sociales dominantes au Sénégal, relatives aussi bien à la classe politique qu’aux acteurs de l’humanitaire et du développement. À ce dernier égard, il faut admettre que certains enjeux qui traversent aujourd’hui le champ de l’aide humanitaire[13]Est ici évoquée l’action humanitaire et de développement dans sa dimension routinière et durable, par contraste avec des interventions dites d’« urgence », quelles qu’en soient les causes. se reflètent dans des débats relatifs à l’autonomie politique, économique et symbolique d’États anciennement colonisés. Ces controverses n’impliquent pas seulement les élites politiques de ces pays. La menace d’une « recolonisation » par le biais d’organismes transnationaux figure également en bonne place dans les discours et imaginaires populaires ouest-africains. En l’espèce, cette question se pose avec d’autant plus d’acuité que l’épouvantail de la récupération partisane et/ou ONGiste conditionne dans une large mesure la légitimité populaire sur laquelle YEM peut s’appuyer pour conduire ses actions. Concrètement, le risque serait d’être suspecté d’œuvrer pour l’appât du gain (l’obtention de financements dévolus à l’aide) et/ou du pouvoir (l’accession à des postes politiques). Les leaders du mouvement sont ainsi de facto amenés à sans cesse négocier et justifier leurs prises de position, actions, sources de financement, etc., en tenant compte de tels risques.

Ces enjeux se polarisent aujourd’hui notamment sur le soutien financier et logistique que l’ONG Oxfam, entre autres, apporte à YEM pour la conduite de ses chantiers citoyens, la mise en place de l’Observatoire de la bonne gouvernance et de la démocratie en particulier. Ce soutien de l’ONG britannique soulève d’importants remous populaires et médiatiques, sur fond de dénonciation d’une mise en dépendance par l’intermédiaire d’organismes transnationaux. Face à ces controverses, et témoignant ainsi de leur acuité, l’ONG Oxfam s’est sentie un devoir de mieux préciser les termes de son partenariat avec YEM, à travers une déclaration datée du 5 février 2014.

« Il est beaucoup question du financement d’Oxfam à Y en a marre dans les médias. Eu égard à la vague de commentaires que cela suscite, Oxfam voudrait apporter les précisions ci-après :
• Oxfam intervient au Sénégal depuis 1983 à travers différents projets et programmes, exécutés principalement par des ONG nationales, des associations et des organisations communautaires de base.
• Ce financement cadre avec les lois sénégalaises et les principes de partenariat d’Oxfam.
• Oxfam considère Y en a marre comme un partenaire important dans la mise en œuvre de son programme gouvernance en impliquant les jeunes dans la participation à la prise de décision dans leurs localités respectives.
• L’un des objectifs du partenariat entre Oxfam et Y en a marre est de “mettre en place un mécanisme de contrôle citoyen de l’action publique afin de contribuer au renforcement des acquis démocratiques et favoriser une meilleure participation citoyenne des jeunes notamment”.
• Étant donné que Y en a marre n’avait pas encore reçu sa reconnaissance juridique au moment de finaliser le partenariat avec Oxfam, la gestion du financement a été confiée à Enda Lead. »

YEM se trouve en quelque sorte pris en étau entre la nécessité d’offrir une assise économique et logistique solide à ses initiatives et le risque d’être discrédité aux yeux de l’opinion publique sénégalaise en tant que relais d’un « impérialisme déguisé », alors même qu’il tire sa force et sa raison d’être de son adoubement populaire. À cet égard, il n’est peut-être pas anodin que ce soit une ONG britannique, plutôt que française, qui ait offert son soutien à YEM ; dans le cas contraire, si ce soutien était le fait d’un organisme issu de l’ancienne métropole coloniale, on peut supposer que les soupçons ou jugements de néocolonialisme (même indirect) n’en auraient été que plus forts. Cet exemple introduit deux questions centrales : celle de l’indépendance du mouvement d’une part ; celle de sa neutralité d’autre part.

Le problème de l’indépendance ou de l’autonomie soulève, en filigrane, celui des conditions de possibilité d’une parole propre sur soi. « Parole propre », c’est-à-dire qui ne fasse pas l’objet d’une substitution, d’une confiscation et/ou d’une instrumentalisation aussi bien par les pouvoirs dirigeants (« masses populaires » versus « élites politiques ») que par les professionnels du développement et de l’humanitaire international, aussi louables que soient leurs intentions. La question de la neutralité apparaît plus complexe, en ce sens qu’elle soulève celle du caractère proprement politique d’un mouvement tel que YEM. À titre d’hypothèse, je suggère que parvenir un tant soit peu à anticiper les évolutions du champ humanitaire sénégalais (transition envisagée ici « par le bas », à travers un double mouvement de domestication et de vulgarisation) implique de penser le déplacement des lignes du pouvoir et de l’engagement. Ce glissement témoigne notamment d’un investissement toujours plus net, par le politique, d’enjeux humanitaires et de développement.

Une telle perspective de recherche doit permettre de comprendre comment l’humanitaire est, d’une certaine façon, rattrapé et traversé par des (en)jeux de pouvoir locaux. Il ne s’agit pas ici de s’en réjouir ou au contraire de déplorer un tel état de fait, mais bien de saisir les mécanismes suivant lesquels ces déplacements se réalisent. C’est à ce prix que la question de la neutralité, qui s’impose comme l’un des principes éthiques fondamentaux dans le champ humanitaire, pourra être posée à nouveaux frais, y compris dans le champ de l’action sociale et citoyenne.

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References

References
1 YEM est néanmoins l’héritier d’une histoire longue de contestation des pouvoirs établis au Sénégal, en particulier parmi les jeunes. Voir à cet égard S. Awenengo-Dalberto, « Sénégal : les nouvelles formes de mobilisations de la jeunesse », Les Carnets du CAP , 15, 2011, p. 37-65.
2 Les contestations populaires contre la candidature d’Abdoulaye Wade à un troisième mandat lors des élections présidentielles de 2012, dont YEM a été l’un des principaux fers de lance, ont focalisé l’attention des médias nationaux tout autant qu’internationaux. Par ailleurs, depuis plusieurs années, YEM collabore étroitement avec d’autres mouvements sociaux en Afrique de l’Ouest (le Balai citoyen burkinabé entre autres) et centrale (le mouvement Filimbi en RDC par exemple).
3 La présente contribution s’appuie sur une recherche en cours. En ce sens, elle n’a pas vocation à présenter des « résultats » stricto sensu, mais plutôt un certain nombre d’hypothèses et de pistes de recherche.
4 J.-F. Bayart, « L’énonciation du politique », Revue française de science politique, n° 3, 1985, p. 343-373.
5 Interview de Fadel Barro, d’abord parue dans le journal sénégalais Le Quotidien et reprise dans Courrier international, 7 mars 2013. http://www.courrierinternational.com/article/2013/03/07/vu-du-senegal-generation-y-en-a-marre
6 À cet égard, on peut évoquer aujourd’hui un véritable « phénomène YEM » au Sénégal. Je parle ici de « phénomène » en référence non seulement à la popularité du mouvement auprès de la population sénégalaise (sa composante juvénile en particulier) et à l’étranger, mais au fait que le slogan « Y en a marre ! » est devenu un cri de ralliement, ou une formule emblématique du ras-le-bol, y compris parmi ceux qui ne sont pas formellement engagés dans le mouvement. En témoigne notamment sa diffusion rapide dans les discours populaires courants au Sénégal.
7 Voir notamment T. Fouquet, « La trame politique des cultures urbaines : motifs dakarois », in Enough is Enough!, ouvrage collectif publié à l’occasion de la European Conference on African Studies, Paris 2015, éditions Brill, juin 2015.
8 On le verra plus loin : YEM s’attache en effet clairement à conserver une forme de « neutralité » politique, en ce sens qu’il reste très vigilant à ne faire l’objet d’aucune récupération politicienne.
9 Suivant les termes mêmes de YEM à propos de ce programme.
10 D. Fassin, La Raison humanitaire. Une histoire morale du temps présent, coll. « Hautes études », Paris, éditions de l’EHESS (avec Seuil/Gallimard), 2010.
11 À cet égard, on peut suggérer que les aspirations des populations à un certain bien-être, à des conditions de vie décentes et dignes (justice sociale et bonne gouvernance, sécurité alimentaire et accès aux soins, éducation, etc.), pèsent d’un poids d’autant plus important sur l’action des pouvoirs publics que ceux-ci en revendiquent la charge. À tout le moins, la capacité relative des gouvernants à assumer ces attentes populaires cristallise des enjeux sociaux et politiques majeurs.
12 L’expression « par le bas » est ici utilisée par référence à la conception du pouvoir développée par Michel Foucault : « J’ai employé un jour la formule le pouvoir vient d’en bas. Si on pose la question du pouvoir en termes de relations de pouvoir, si on admet bien qu’il y a des relations de gouvernementalité, entre les individus, une foule, un réseau très complexe de relations, les grandes formes de pouvoir au sens strict du terme – pouvoir politique, pouvoir idéologique, etc. – sont nécessairement dans ce type-là de relations, c’est-à-dire les relations de gouvernement, de conduction qui peuvent s’établir entre les hommes. Et, s’il n’y a pas un certain type de relations comme celles-là, il ne peut y avoir certains autres types de grandes structurations politiques. » M. Foucault, « L’intellectuel et les pouvoirs », in Dits et Écrits, t. IV, texte n° 359, Paris, Gallimard, 1994.
13 Est ici évoquée l’action humanitaire et de développement dans sa dimension routinière et durable, par contraste avec des interventions dites d’« urgence », quelles qu’en soient les causes.

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