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Une ONG de développement face à une urgence majeure en milieu urbain

Renaud Colombier
Renaud ColombierÉconomiste-urbaniste, il est responsable de programmes développement urbain et habitat au Gret (ex-Groupe de recherche et d’échanges technologiques) depuis 2011, où il supervise et accompagne des projets de développement intégré de quartiers précaires en Haïti, au Congo-Brazzaville, au Sénégal, au Burkina Faso, au Myanmar. Renaud intervient également en tant qu’expert, dans le cadre d’études et de missions d’assistance à maîtrise d’ouvrage de collectivités locales en outre-mer française (en particulier en Guyane et à Mayotte) dans le domaine de la prévention et de la résorption de l’habitat informel et de la planification urbaine stratégique.

Avant d’être la victime d’un séisme qui reste dans toutes les mémoires, Port-au-Prince était une ville. Et c’est bien pour cela, au premier chef, qu’elle fut le lieu de tant de morts, de blessés et de dévastations. L’expérience du Gret telle que relatée par Renaud Colombier appelle à réfléchir sur les liens qui doivent se forger entre acteurs du développement et de l’humanitaire d’urgence.

Bien avant le séisme de 2010 et depuis plus de 25 ans, le contexte haïtien se caractérisait par une instabilité politique chronique. L’État haïtien avait une faible capacité de gestion, notamment dans la délivrance des services publics, faute de moyens humains, financiers et de volonté politique. La fourniture des services de base était de manière générale déficiente et souvent prise en charge par le secteur privé ou des organisations non gouvernementales (ONG) nationales ou internationales. L’extension de Port-au-Prince, la capitale, s’était jusqu’alors opérée de façon anarchique. Début 2010, elle comptait environ trois millions d’habitants, dont 50 % vivant dans des bidonvilles.

Le Gret, ONG française de développement, y avait initié un projet dès 1995, avec un financement d’urgence de l’Office humanitaire des Communautés européennes (ECHO[1]European Community Humanitarian Office, désormais Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne. ), relayé plus tard par l’Agence française de développement (AFD), pour tester un dispositif d’accès à l’eau potable dans les quartiers défavorisés.

Il s’agissait alors – en accord avec la Centrale autonome métropolitaine d’eau potable (Camep), une entreprise publique – de passer de l’approvisionnement par camion à un service durable consistant en des bornes-fontaines raccordées au réseau public d’eau, gérées par des comités de quartier composés de membres élus parmi les habitants. Fin 2009, le dispositif desservait une cinquantaine de quartiers et un million d’habitants.

En une quinzaine d’années, le Gret a ainsi appuyé la mise en place d’une véritable politique publique de l’eau dans les quartiers précaires, avec notamment l’institutionnalisation du dispositif, à travers la création de l’unité de coordination des quartiers défavorisés (UCQD) au sein de la Camep, sous l’autorité de la Direction nationale de l’eau potable et l’assainissement (Dinepa).

Le séisme et la réponse humanitaire

Quand, le 12 janvier 2010, se produit à Port-au-Prince un séisme de magnitude de 7,3, les conséquences en sont vertigineuses : environ 250 000  morts, 300 000  blessés, 1,6 million de sans-abri et des pertes matérielles estimées à 120 % du produit intérieur brut (PIB). La moitié des quartiers d’intervention traditionnelle du Gret est alors affectée par le séisme.

Plus d’un millier d’ONG de toutes tailles et de tous niveaux de professionnalisme arrivent simultanément. Pendant la phase d’urgence, 20 % des ONG effectuent 80 % du travail, les 80 % restants se contentant d’engorger le système, pour synthétiser l’analyse qu’en fait l’État haïtien. La coordination avec les acteurs locaux, et notamment l’État, est très faible d’abord parce qu’ils ont été eux-mêmes particulièrement touchés par le séisme, ensuite du fait des modes d’intervention des urgentistes. Très rares ont été les structures d’urgence ou les organisations internationales à associer les autorités locales, à l’exception notable de l’Unicef (Fonds des Nations unies pour l’enfance) qui a su s’organiser rapidement en lien avec la Dinepa.

Les quartiers détruits et intacts coexistent dans un contexte urbain dense, ce qui crée une concurrence entre les zones où les services sont toujours payants quand, dans d’autres, ils sont gratuits du fait de l’aide internationale. La population des camps est d’ailleurs passée, au cours des trois premiers mois, de 1,3 à deux millions de personnes, traduisant un fort effet d’attraction. Ce phénomène a considérablement perturbé, et parfois ruiné économiquement, les services locaux publics et privés qui continuaient de fonctionner.

La stratégie post-séisme du Gret

Pour le Gret, les enjeux ont d’abord été de favoriser l’accès des quartiers défavorisés à l’aide d’urgence et à la reconstruction puis de soutenir ses partenaires publics historiques du secteur de l’eau dans leur capacité à jouer leur rôle dans un contexte déstabilisant et les comités d’eau. Ces derniers étaient le plus souvent court-circuités par les acteurs de l’urgence et, de ce fait, délégitimés auprès des populations. Le Gret a lui-même dû prendre garde à préserver sa propre légitimité. Ses partenaires ne comprenaient pas et ont reproché au Gret de ne pas être capable de mobiliser très rapidement autant de fonds que les acteurs de l’urgence, pour leur permettre d’agir.

Sa philosophie d’intervention est néanmoins restée inchangée: renforcement de l’État viala délivrance de services publics, appui à la structuration sociale dans les quartiers et travail à la durabilité sociale et économique des actions. Ce dernier pan consistait à garantir la continuité de ses actions locales, dans une perspective de reconstruction et de développement durable en Haïti.

Pour cela, le Gret a joué un rôle d’appui et d’interface entre la Dinepa, la Camep, l’UCQD, les comités d’eau et certains acteurs de l’urgence. L’objectif était de faciliter la mise en place de dispositifs d’approvisionnement en eau (water trucking). Le Gret a ainsi dû coordonner ces approvisionnements dans les quartiers, mais aussi la production et la diffusion de diagnostics dans les plus défavorisés d’entre eux. Il a également participé au cluster « Wash » et au sous-cluster « Beyond Water Trucking », ce dernier ayant en charge d’étudier des stratégies de sortie des interventions d’urgence et de retour à la distribution payante.

Notre ONG a mené deux actions d’urgence, en partenariat avec ses partenaires historiques. D’abord, et rapidement après le séisme, ce fut une opération de cash for workdans six quartiers pour recapitaliser les populations tout en assurant des actions d’intérêt général (opération de nettoyage, en lien avec les mairies concernées et les comités d’eau). Ensuite, il s’est agi d’apporter un appui important à la Dinepa et aux cinquante comités d’eau dans la lutte contre le choléra à travers la distribution de comprimés de purification de l’eau et des actions de sensibilisation.

Dès le mois d’avril 2010, nous avons relancé deux projets existants et en avons monté huit nouveaux, principalement liés à des sollicitations de bailleurs, le Gret impliquant systématiquement les acteurs locaux et concentrant ses actions dans ses domaines d’expertise.

S’agissant de la reconstruction, les réflexions avaient démarré dès janvier 2010, engendrant trois projets. L’un portait sur la mise en place d’un observatoire de la qualité de l’eau dans les quartiers défavorisés; un autre sur la reconstruction de quartiers défavorisés à Baillergeau et à Martissant; le troisième à Saint-Louis-du-Sud s’inscrivait dans une perspective de rééquilibrage entre la capitale et les villes secondaires.

Si le Gret a été très sollicité, il a systématiquement refusé d’agir dans les camps et, de manière générale, de mener des actions risquant de rendre durables des installations temporaires. Cela a été malheureusement trop souvent le cas: l’exemple du bidonville de Canaan – qui regrouperait aujourd’hui près de 300000 habitants sur un territoire quasi inhabité avant le séisme de 2010 – est à cet égard édifiant. Situé au nord de Port-au-Prince, dans une zone isolée, il est issu d’un camp et le fruit du pouvoir d’attraction des fournitures d’urgence d’eau et de denrées de base organisées sur place. À l’opposé de cette stratégie, le Gret a systématiquement milité pour la reconstruction sur site des quartiers détruits.

Parallèlement, le siège parisien du Gret a porté une vision de développement dans le contexte d’urgence. Elle l’a fait en investissant fortement un groupe de travail ad hocde Coordination SUD, la plate-forme française des ONG de solidarité internationale, en participant aux réunions de la Mission interministérielle pour la reconstruction d’Haïti (MIRH) comme à celles du collectif Haïti en France, et en représentant les ONG européennes à la conférence des donateurs en mars 2010 à New York, avec le mandat de CONCORD, la confédération des ONG européennes.

Les interactions du Gret avec les acteurs de l’urgence

Le document de positionnement rédigé pour la conférence de New York traduisait la prédominance d’une vision de développement et un consensus entre ONG d’urgence et de développement. Pourtant, cette convergence ne s’est pas traduite sur le terrain et une fois passées les déclarations, il n’y avait plus d’espace ou d’instance collective où les ONG auraient pu discuter de reconstruction et mieux articuler leurs interventions.

Sur place, en Haïti, les acteurs de l’urgence –interrogés dans le cadre d’un travail de capitalisation que nous avons mené– avaient reconnu la valeur ajoutée du Gret dans son rôle d’interface pour faire valoir l’existant (acteurs publics, société civile) et son attitude coopérative. De leur côté, la Dinepa, la Camep et l’UCQD ont considéré que le Gret avait eu un rôle d’appui auprès d’elles et une plus-value unique dans la défense de la place des pouvoirs publics et du service public de l’eau. Enfin, les comités d’eau, après une forte incompréhension –alors qu’ils devaient faire face aux demandes d’aide d’urgence des populations–, ont reconnu la pertinence du positionnement du Gret. Mais tous ont signalé son faible impact sur les pratiques d’urgence et les stratégies de sortie, sauf pour celles de quelques ONG francophones.

En effet, certains quartiers défavorisés n’ont pas ou ont peu reçu d’aide et, pour ceux en ayant perçu, les ONG d’urgence n’étaient que rarement passées par les comités d’eau pour distribuer cette aide, ce qui a largement contribué à délégitimer ces derniers. S’il y a bien eu quelques tentatives de collaboration entre le Gret et des ONG d’urgence, peu de partenariats ont abouti. Enfin, si la présence du Gret dans le groupe « Beyond Water Trucking » a aidé les pouvoirs publics à s’opposer à des stratégies de sortie qu’ils considéraient comme dangereuses, cela n’a pas empêché beaucoup des ONG qui les présentaient de ne pas tenir compte de cette opposition. Il faut néanmoins reconnaître que certains comités d’eau, à partir de juillet2010, faisaient état de démarches auprès d’eux de la part d’ONG d’urgence cherchant à mettre en place de véritables stratégies de sortie

Ce faible impact est dû à des raisons internes au Gret: méconnaissance des stratégies et modes opératoires des ONG d’urgence, capacité de partage et de diffusion insuffisante des informations, investissement trop intermittent et sans stratégie véritable dans les espaces d’influence et de coordination en Haïti, manque de ressources humaines adaptées au contexte d’urgence (non-pratique de l’anglais, non-maîtrise des arcanes des dispositifs onusiens, etc.). D’autres raisons tiennent au fonctionnement propre des urgentistes: les divergences de fond dans la philosophie d’intervention (l’assistance et la gratuité de l’aide versusla recherche de durabilités sociale et économique) et le rapport aux acteurs locaux (le «court-circuitage», pour agir rapidement, contre le renforcement et la structuration d’acteurs comme objectif à terme) constituent bien souvent des freins à la coordination. Les logiques concurrentielles, la recherche de visibilité et les modes opératoires (logiques d’offre et de préfabriqué versusréponse sur mesure et adaptée à la demande ; contraintes de décaissement; turn-over et profil des équipes; contraintes sécurité) rendent difficile la collaboration entre ONG d’urgence et de développement (et entre ONG tout simplement). On constate en particulier que toute action d’influence sur les interventions des urgentistes doit être extrêmement rapide, car les commandes de matériel sont passées très vite après de rapides études de besoin.

Enfin, il faut signaler que la Dinepa a regretté ne pas s’être donné les moyens d’optimiser le rôle du Gret pour guider les interventions des ONG d’urgence : l’absence de mandat officiel et de financement ont limité les moyens et la légitimité du Gret à intervenir vis-à-vis des urgentistes.

Enjeux et enseignements

Comment être influent et orienter les interventions des urgentistes?

Cette expérience haïtienne met en lumière la nécessité de faire reconnaître, par les bailleurs et les pouvoirs publics locaux, le rôle d’interface et d’orientation que peuvent jouer les ONG de développement bien implantées localement auprès des urgentistes. Cette reconnaissance devrait s’exprimer à travers la formalisation d’un mandat et des financements associés.

De leur côté, les acteurs de développement doivent capitaliser et disposer d’outils et de supports d’information rapidement diffusables (cartographies, informations sur les populations, les organisations et les réseaux), et donc développer une démarche de prévention et de réduction des risques.

Développer une capacité de réaction rapide des ONG de développement suppose aussi une capacité de mobilisation de fonds en urgence et une maîtrise des procédures de décision et des modes de fonctionnement ad hoc qu’il faut avoir construit en amont. Mais elle suppose aussi une capacité de mobilisation de ressources externes professionnelles (pour investissement dans les clusters, connaissance des acteurs et des bailleurs de l’urgence, gestion du stress, appui psychologique, etc.).

Peut-on se contenter d’agir en appui ou en interface ?

Exister et faire valoir son rôle et son utilité en tant qu’interface dans un contexte d’urgence aiguë où la légitimité repose avant tout sur la capacité d’action et d’intervention rapide et directe auprès des populations est difficile. On observe des rivalités et des effets de concurrence en matière de visibilité entre ONG et institutions, au terme desquels un risque de marginalisation n’est pas absent. Un mandat officiel du Gret de la part de la Dinepa pour favoriser les liens entre urgentistes et comités d’eau aurait certainement donné plus de résultats.

Mais cette expérience nous a aussi enseigné que cette seule posture aurait été insuffisante pour promouvoir d’autres modes de faire et rendre visibles les acteurs locaux. Les actions d’urgence ou de post-urgence que le Gret a menées en Haïti auront eu – en dehors de leurs effets escomptés – une triple utilité: préserver sa légitimité auprès des comités d’eau et des pouvoirs publics, en particulier au moment de la « crise du choléra » ; contribuer à préserver la légitimité des comités d’eau vis-à-vis des populations; établir des relations avec de nouveaux bailleurs et négocier le financement d’actions de développement par la suite.

Reste que ces actions furent limitées et ponctuelles tant il est vrai aussi que les contraintes propres aux financements de l’urgence sont peu propices à la construction ex  nihilo de nouvelles stratégies. La capacité du Gret à instiller, dans ses actions d’urgence ou dans les projets financés par des bailleurs sur des fonds d’urgence, sa philosophie d’intervention aurait sans doute été moindre s’il avait dû mettre en œuvre des actions de plus grande ampleur. L’expérience du Gret dans cette crise en Haïti plaide pour un choix très raisonné de saisies d’opportunités dans les phases d’urgence. Elle montre aussi qu’il est possible de mener des actions d’urgence en partenariat avec les acteurs locaux et en les inscrivant dans des perspectives de moyen et long terme.

Comment intégrer l’urgence dans les actions de développement et le développement dans l’urgence ?

Dans les pays comme Haïti, soumis régulièrement à de forts risques naturels, avoir une vision de développement implique d’intégrer la question des urgences. Les ONG de développement pourraient anticiper les situations d’urgence en :

Les ONG de développement et d’urgence devraient également chercher à développer des relations et des partenariats pour mieux articuler leurs interventions. Il est nécessaire qu’elles apprennent à mieux se connaître et qu’elles créent des espaces de réflexion et d’échange sur leurs possibilités d’articulation et de collaboration. Elles auraient intérêt également à construire des relations hors crise entre sièges et entre représentations locales quand il y en a, qui puissent être immédiatement mobilisées lorsque cela s’avère nécessaire.

Enfin, les ONG de développement devraient mettre en place une stratégie de plaidoyer et de communication vis-à-vis des bailleurs, des ONG d’urgence, des formations spécialisées aux métiers de l’urgence pour promouvoir et faire reconnaître leurs rôles et leurs modes d’interventions dans les contextes d’urgence. La montée des périls dans les contextes urbains qui s’annonce, et dans lesquels elles sont de plus en plus présentes, impose cette réflexion.

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-472-6

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References

References
1 European Community Humanitarian Office, désormais Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne.

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