Les humanitaires au défi du changement climatique

Christophe Buffet
Christophe BuffetExpert Climat/Adaptation à l’Agence française de développement

Christophe Buffet co-dirige le dossier Focus de ce numéro.

« Les humanitaires sont-ils prêts à relever le défi du changement climatique ? » nous interrogions-nous déjà en 2009[1]Christophe  Buffet, «  Les humanitaires sont-ils prêts à relever le défi du changement climatique ?  », Humanitaire, n°  23, décembre  2009, … Continue reading, à l’orée de la COP15 à Copenhague. Dix ans plus tard, qu’en est-il ?

Une évolution manifeste a trait à la perception des enjeux : à l’époque, en dehors d’un noyau dur qui tentait de mobiliser la « communauté » humanitaire, nombre d’acteurs considéraient que le changement climatique ne relevait pas de leur métier. La COP15 de Copenhague était ainsi fustigée d’avance par des figures de l’humanitaire, à l’image de Jean-Hervé Bradol y voyant une volonté «  de dominer l’Univers au point de réguler les écarts de température du globe  », reflet d’un «  antique projet de la domination de l’Homme sur la Nature[2]Jean-Hervé Bradol, «  Le retour des Titans  », blog du Crash, 18 décembre 2009, www.msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/le-retour-des-titans  ».

Aujourd’hui, au contraire, chaque catastrophe «  naturelle  » est mise en perspective à l’aune du changement climatique. Éventuellement à l’excès. Ainsi, le migrant climatique est-il devenu une figure bien installée du paysage médiatico-humanitaire, parfois sans nuance. Même des crises –  le Darfour, la Syrie, etc.  – qui étaient analysées, il y a peu encore, au travers d’un cadre essentiellement politique, subissent parfois des relectures pour souligner le rôle du changement climatique. Sans que l’on trouve toujours la «  juste  » place entre absence pure et simple d’analyse environnementale et surdétermination du climat.

Certes, des publications scientifiques ont démontré et de longue date que le changement climatique est un indiscutable multiplicateur de menaces sur la sécurité alimentaire, l’accès à l’eau, ou encore sur la santé, et qu’il contribue à augmenter l’intensité et/ou la fréquence des événements extrêmes. Dès lors, un certain nombre de «  discours climatiques  » se sont en effet déployés dans l’univers humanitaire, sans qu’il soit toujours aisé de faire la distinction entre raccourcis hâtifs, choix assumés de «  catastrophisme éclairé  », ou stratégies de communication élaborées à la va-vite pour capter des dons en récupérant les mots de l’air du temps. Mais qu’en est-il, plus profondément, des modes d’organisation et des pratiques des acteurs humanitaires ? Dans quelle mesure se sont-ils structurellement transformés (ou non) pour intégrer ce nouvel enjeu ? Ce numéro d’Alternatives Humanitaires vise à faire un point d’étape sur ces évolutions, qui peuvent être de plusieurs ordres.

Au vu des impacts du changement climatique, on pourrait s’attendre de la part d’organisations qui visent à «  sauver des vies  » qu’elles soient exemplaire : ainsi les acteurs humanitaires se sont-ils engagés à réduire leurs émissions de gaz à effet de serre, alors que deux des facteurs les plus émissifs, la projection rapide sur le terrain et le marketing par mailing, semblaient constitutifs de leur mode de fonctionnement il y a dix ans ?

De même, après la COP15, s’étaient esquissés des liens avec les ONG environnementales[3]Anne  Chetaille, François  Grünewald, Guillaume  Fauvel, Alix  Mazounie  et Christophe  Buffet, «  ONG humanitaires et environnementales : l’alliance nécessaire ? », … Continue reading, pour conduire des plaidoyers communs (réduction des émissions de gaz à effet de serre, financements pour soutenir l’adaptation des pays du Sud, etc.), pour revoir les normes humanitaires en intégrant les enjeux environnementaux (avec notamment l’arrivée du World Wildlife Fund for Nature –  WWF  – dans le projet Sphere) ou tout simplement pour mieux comprendre la complexité des sciences du climat et ainsi mieux appréhender les apports et limites de la modélisation des impacts. Quels ont été les liens les plus prolifiques et ceux qui ont perduré ? Dans quelle mesure ce dialogue se poursuit-il ou, à l’inverse, les deux «  familles  » d’ONG vivent-elles toujours dans des mondes parallèles ?

Enfin, la thématique croisée «  humanitaire et changement climatique  » évoque des temporalités et des rapports à la nature antagonistes : l’urgentisme tendrait à sauver des corps hors-sol, tandis que les impacts du changement climatique seraient plus souvent appréhendés à long terme et portés sur les socio-écosystèmes. Dans quelle mesure des approches telles que la réduction des risques de catastrophes, ou, plus récemment, les financements fondés sur des prévisions (forecast-based financing) sont-ils propices à réconcilier ces temporalités et les rapports homme-nature ?

Les contributions reçues pour ce numéro d’Alternatives Humanitaires répondent en partie à ces interrogations et dressent un tableau riche et nuancé des transformations et débats en cours. Ainsi, les auteurs représentant les ONG membres du Réseau pour la prévention des risques de catastrophes (CARE, Croix-Rouge française, Solidarités International, Humanité & Inclusion et Groupe URD) s’attachent-ils à replacer le changement climatique comme l’un des déterminants de crises dont les causes sont multifactorielles, et analysent-ils les diverses évolutions des cadrages et pratiques. De nouvelles normes et instruments de financement permettent aujourd’hui de mieux appréhender les différentes temporalités qui lient les cycles de «  développement  », d’alerte et de gestion des crises. Les acteurs du développement avaient dès lors, et plus que jamais, leur place pour démontrer en quoi les frontières de l’aide ont vécu. Au travers de l’expérience de l’ONG Friendship au Bangladesh, Runa Khan, Marc Elvinger et William Lebedel soulignent à quel point la dichotomie entre humanitaire et développement, qui a marqué essentiellement les ONG occidentales, est peu opératoire : les acteurs du développement, en particulier ceux des Suds, auraient-ils appréhendé beaucoup plus facilement et plus tôt les enjeux de réduction des risques de catastrophe, puis de résilience en intégrant les perspectives du changement climatique ? Marie-Noëlle Reboulet montre comment le GERES, créé à Marseille en 1976 pour promouvoir l’énergie solaire, au fil des transformations de ses pratiques et de sa stratégie, « rencontra » le nexus énergie-climat au début des années 2000, devenant un acteur des marchés carbone, puis intégrant la résilience des populations face aux impacts du changement climatique. Le fait est que les ONG humanitaires auraient beaucoup à apprendre des travaux de leurs consœurs du développement. À l’image de Médecins Sans Frontières, organisation emblématique d’un humanitaire réflexif et volontairement restrictif dans ses prises de paroles[4]Rony Brauman, Bruno Rebelle, Boris Martin et Christophe Buffet, «  Le Politique, chaînon manquant entre humanitaires et environnementalistes ?  », Humanitaire, n° 38, 2014, … Continue reading, qui a longtemps rechigné à s’emparer de la question climatique. Les membres de ses sections canadienne et suisse qui s’expriment ici –  certes à titre personnel  – montrent au contraire la profondeur des questions que le changement climatique suscite en interne, que ce soit en termes d’analyse interdisciplinaire des contextes, de participation des populations, ou de réduction des impacts environnementaux des missions humanitaires. Leur contribution remet également en question l’angle mort que le changement climatique constituait jusqu’ici pour la stratégie de plaidoyer de MSF, autant qu’elle en appelle à une mobilisation du milieu humanitaire dans son ensemble. On en viendrait presque à se demander si, au vu des catastrophes annoncées, il ne serait pas légitime pour MSF de joindre désormais sa (forte) voix à toutes les organisations qui s’attaquent aux causes du changement climatique et exigent des mesures de réduction des émissions de gaz à effet de serre. Un acte fort qui ne serait que logique au regard de la préoccupation centrale que représente la cause climatique, laquelle rejoint la cause politique des populations vulnérables.

Pour clore ce dossier, Audrey Sala revient justement sur la grande conférence organisée par la Fédération internationale de la Croix-Rouge intitulée «  Santé et changements climatiques : soigner une humanité à +2°C  », qui a réuni chercheurs et praticiens à Cannes en avril  2019. Elle témoigne d’un foisonnement de réflexions et d’études de cas qui matérialise la montée en puissance de cette problématique. Enfin, Arjun Claire et Jérôme Élie analysent les débats qui ont présidé à l’adoption de Pactes mondiaux sur les migrations et les réfugiés avec une prise en compte édulcorée des enjeux climatiques, du fait notamment de craintes formulées par certains pays que la définition internationale des réfugiés ne soit trop étendue.

On le voit, les résistances et les difficultés ne manquent pas et ce numéro n’épuise bien évidemment pas le sujet. Celui-ci demeure vaste, complexe, et en constante évolution. Il n’est pas sûr, néanmoins, que les humanitaires aient encore dix ans devant eux avant de relever réellement le défi lancé par le changement climatique.

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ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-526-6

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References

References
1 Christophe  Buffet, «  Les humanitaires sont-ils prêts à relever le défi du changement climatique ?  », Humanitaire, n°  23, décembre  2009, http://journals.openedition.org/humanitaire/598
2 Jean-Hervé Bradol, «  Le retour des Titans  », blog du Crash, 18 décembre 2009, www.msf-crash.org/fr/blog/acteurs-et-pratiques-humanitaires/le-retour-des-titans
3 Anne  Chetaille, François  Grünewald, Guillaume  Fauvel, Alix  Mazounie  et Christophe  Buffet, «  ONG humanitaires et environnementales : l’alliance nécessaire ? », Humanitaire, n° 38, 2014, http://journals.openedition.org/humanitaire/2951 ; Boris  Martin,  «  Pour un mariage de réseaux ?  », Humanitaire, n° 38, 2014, http://journals.openedition.org/humanitaire/2944
4 Rony Brauman, Bruno Rebelle, Boris Martin et Christophe Buffet, «  Le Politique, chaînon manquant entre humanitaires et environnementalistes ?  », Humanitaire, n° 38, 2014, https://journals.openedition.org/humanitaire/2957

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