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De la compensation carbone à la solidarité climatique

Marie-Noëlle Reboulet
Marie-Noëlle RebouletAgronome (1982) et titulaire d’un master en sciences sociales (EHESS, 2015), elle est engagée depuis les années 1980 dans des ONG de solidarité internationale et les énergies renouvelables. Professeur en lycée agricole, associée pendant quinze ans d’un bureau d’études en énergie éolienne, déléguée générale de la fondation Poweo (2008-2013, « pour l’accès à l’énergie en Afrique »), Marie-Noëlle est présidente du GERES depuis 2017

Le parcours du GERES est intéressant à plusieurs égards. Association de scientifiques créée pour valoriser l’énergie solaire, elle devient ONG de développement puis s’engage dans la finance carbone avant de rejoindre les mobilisations citoyennes. Retour sur une trajectoire qui pourrait bien croiser celle des humanitaires.

Les changements climatiques sont étroitement liés aux émissions de gaz à effet de serre (GES), provoquées en particulier par la consommation et la production d’énergie. Historiquement, les pays industrialisés en sont les principaux responsables, mais ce sont les pays les plus vulnérables qui en subissent le plus lourdement les effets. La prise en compte de ces changements par les organisations de solidarité internationale interroge la cohérence entre leurs ambitions et leurs actions sur le terrain comme dans leurs sociétés d’origine. Face à un phénomène qui s’impose à l’ensemble de l’humanité, la solidarité est-elle encore d’actualité ? C’est ce que je tenterai d’analyser à travers l’histoire, depuis quinze ans, de l’idée de « solidarité climatique » au sein du GERES, ONG spécialiste de l’énergie.

L’entrée dans la question climatique par la compensation carbone

Le Groupe Énergies Renouvelables, Environnement et Solidarités (GERES) est une association créée à Marseille en 1976 par des scientifiques dans l’objectif de mettre l’énergie solaire au service de l’Homme. Dans les années 1980, elle devient une ONG de développement, elle élargit ses actions à l’architecture bioclimatique, à l’utilisation efficace de la biomasse et à la maîtrise de la demande en énergie, dans sa région d’origine, mais aussi en Afrique et en Asie centrale et du Sud-Est. Ses interventions relèvent d’une vision du développement conçu comme des « opérations volontaristes de transformation du milieu social et reposant sur une tentative de greffe de ressources et/ou de techniques et/ou de savoirs », selon la définition qu’en donne Jean-Pierre Olivier de Sardan[1]Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Karthala, 1995, p. 7..Pour favoriser cette greffe, l’ONG mobilise le plus souvent agriculteurs, artisans et petites entreprises locales.

En 1997, un projet de foyers améliorés est initié au Cambodge avec un financement européen : il s’agit d’augmenter l’efficacité énergétique des cuiseurs domestiques traditionnels grâce à une meilleure combustion. Cette année-là, c’est aussi celle de la signature du Protocole de Kyoto qui repose sur le principe pollueur-payeur en instituant, entre autres, un marché européen de quotas d’émissions de GES et le mécanisme de développement propre  (MDP)[2]Des acteurs des pays développés peuvent soutenir financièrement des réductions d’émissions dans les pays en développement..

En 2002, l’association souhaite élargir son action de diffusion de foyers améliorés. Elle étudie l’opportunité de la « finance carbone » et s’engage l’année suivante dans la compensation volontaire des émissions de GES. Si ce mécanisme se situe en dehors du MDP, il repose sur les mêmes principes : des individus ou des organisations décident, volontairement, de contrebalancer leurs émissions de GES en finançant des réductions d’émissions en un autre point de la planète. L’accréditation carbone[3]Après audit par Det Norske Veritas (accrédité par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, elle-même adoptée au Sommet de la Terre de Rio en 1992), le projet est … Continue reading obtenue sur la période 2003-2013 permet de vendre directement des crédits carbone obtenus au Cambodge à des émetteurs en France. Une plateforme de compensation, la première en France, est ouverte : CO2Solidaire.

En dix ans, la diffusion des foyers de cuisson domestique New Lao Stove (NLS) au Cambodge a bénéficié de plus de dix millions de dollars pour la recherche-développement, la formation du personnel, la formation et l’accompagnement de 331  petits entrepreneurs (71 % de femmes) ou encore la promotion de ces petits équipements. Et les résultats sont au rendez-vous : plus de trois millions de foyers diffusés, 2,4 millions de TeqCO2[4]Millions de tonnes équivalent CO2. évitées. Mais aussi 1,6 million de tonnes de bois épargnées, 2 millions de dollars de valeur ajoutée locale par an, 38 $/an d’économie de combustible par cuiseur, 40 %  des familles cambodgiennes équipées avec au moins un cuiseur amélioré, 550 emplois créés[5]GERES, « Changer d’échelle, comment les cuiseurs améliorés se diffusent par millions », Outcomes magazine, 2014, … Continue reading. Ce premier programme de foyers améliorés ayant accédé au marché du carbone a été récompensé par huit prix internationaux.

Carbone : du prix du marché à la valeur sociale

Cette success-story n’a pourtant pas été « un long fleuve tranquille ». Il aura fallu compter avec cinq ans d’études et de mesures avant l’accréditation[6]L’accréditation obtenue en 2007 a été rétroactive à partir de 2003., des recettes fluctuantes dans « un univers hostile et complexe qui répond aux règles des marchés financiers[7]P3Value, Projets de développement accédant aux fonds carbone: modalités du partage des bénéfices et retombées socio-économiques locales, www.geres.eu, 2014, p. 5. » et une croissance interne à gérer. Mais le recours à la finance carbone soulève aussi des questions de fond.

D’abord, quels sont les véritables bénéfices de ces foyers : lutte contre les changements climatiques ; santé des populations ; économie locale ? De fait, le cuiseur NLS n’est pas, aujourd’hui, le plus performant en réduction d’émissions de CO2. Mais le problème n’est pas vraiment là dans un pays qui émet alors moins d’une TeqCO2/habitant/an, contre une empreinte carbone de dix à douze en Europe. Il constitue un compromis entre environnement, acceptation par les utilisatrices et développement local. Ensuite, qui est propriétaire des crédits carbone et peut donc les vendre et en bénéficier ? Légalement, c’est le porteur du projet mais, ici, l’essentiel des ventes a été affecté aux actions de terrain au Cambodge. Enfin, quelle est en quelque sorte « la morale de l’histoire » quand des Français (institutions ou personnes) paient pour compenser leurs émissions (non sans quelques bénéfices en communication pour certains), tandis que la responsabilité de la réduction réelle incombe aux plus démunis des pays vulnérables, les femmes dans ce cas ? Ces questions ont soulevé des débats en interne, sur le principe de la compensation comme sur le rôle des ONG dans un tel cadre de marché. L’utilisation de la finance carbone pour des actions de développement exacerbe ainsi le débat latent dans les ONG entre « sauver des victimes changer le monde[8]Jean Freyss, « La solidarité internationale, une profession ? », Revue Tiers Monde, n° 180, 2004, p. 759. ».

En réponse à ces interrogations, le GERES met en avant ses spécificités : incitation des clients à réduire, en priorité, leurs émissions pour ne compenser que celles dites « incompressibles » et valeur sociale des émissions évitées (qui va au-delà des prix des marchés réglementés). « Il s’agit de différencier clairement les crédits carbone issus de projets industriels de ceux issus de projets de développement qui améliorent les conditions de vie des plus démunis[9]GERES, Rapport d’activité de l’année 2008, p.  51-52.. » C’est ainsi qu’en 2006 le concept de « solidarité climatique » émerge au GERES qui le décline alors par le « slogan » : « réduction des émissions de CO2au Nord et soutien à un projet climat-développement au Sud ».

En 2013, devant les fraudes et bénéfices très importants retirés des marchés du carbone par certaines entreprises, des ONG environnementales militent pour leur abandon. De son côté, le GERES défend la compensation volontaire qui a permis de soutenir de nombreux projets de développement[10]Groupe Initiatives, « La finance carbone comme moyen d’accès des plus pauvres à l’énergie », Traverses, n° 41, 2012. et de donner un sens à la finance carbone[11]Pierre Ducret et Maria Scolan, « Le prix du carbone : la valeur d’une expérience », Vraiment durable, vol. 4, n°  2, 2013, … Continue reading. Depuis, les polémiques se sont apaisées, des acteurs à but lucratif se sont installés sur ce marché et des certifications à haut niveau de garanties sociales et environnementales ont été créées.

Vers un élargissement de l’action climat

Cette histoire de diffusion massive de foyers améliorés grâce à la compensation carbone volontaire a profondément changé l’association. Avec une forte croissance de l’activité et des effectifs, de nouvelles compétences ont émergé. L’association s’est engagée dans l’adaptation aux changements climatiques : diagnostics communautaires des vulnérabilités, renforcement des capacités ou encore accompagnement du processus de rédaction des contributions déterminées au niveau national (CDN) des États dans le cadre de l’accord de Paris. Elle a lancé le programme Cemaaterr[12]Climat-énergie : mesures d’adaptation et d’atténuation sur les territoires ruraux et villes secondaires relais, soutenu par l’AFD. d’accompagnement des acteurs et politiques territoriales climat/énergie au Bénin, au Cambodge, au Maroc et en Mongolie. Elle a également évolué vers une approche plus intégrée de l’accès à l’énergie et de la protection de la ressource (au Cambodge, l’action est ainsi étendue à la cuisson artisanale, à la gestion forestière durable et à la production de charbon et de combustibles alternatifs). Entrée dans le plaidoyer par sa participation aux Conférences des parties (COP) depuis 2007 et sa contribution à la structuration du milieu associatif français (chef de file depuis 2013 de la Commission climat et développement de Coordination SUD), l’association a commencé à s’ouvrir au grand public avec la plateforme CO2Solidaire qui inclut une dimension pédagogique.

Cette évolution se retrouve dans ses statuts modifiés en 2008 puisque son objet est à la fois de limiter les changements climatiques et leurs conséquences et de réduire la précarité énergétique, et qu’un des principes de sa charte (2012) énonce la nécessité « d’accompagner les populations à s’adapter à de nouvelles situations ».

La solidarité climatique comme cause et signature

Avec la plateforme de compensation et le concept de Solidarité climatique, le GERES a toujours associé la compensation carbone à l’idée de solidarité. Et si l’expression Solidarité climatique[13]Marque déposée à l’Institut national de la propriété industrielle par le GERES. permet au début de se distinguer des nouveaux entrants sur le marché, elle répond aussi à une volonté de sensibilisation du public. Il s’agit de traduire l’idée que « la responsabilité historique des pays développés dans le changement climatique suppose leur implication dans des actions concrètes au quotidien[14]GERES, Rapport d’activité de l’année 2008, p.  51. ». Cette stratégie se retrouve dans l’ouverture de CO2Solidaire à d’autres associations en 2014, et la création du site Info Compensation Carbone en 2015.

Cette année-là, à l’occasion de la COP21, 3 200  citoyens, huit entreprises et quarante organisations signent, à l’invitation du GERES, un « Appel pour la Solidarité climatique ». Encouragées par cette première mobilisation citoyenne et face à une urgence climatique exacerbée, notre association et plusieurs de ces organisations décident de poursuivre dans cette voie : en 2017, une nouvelle campagne, déclinée suivant les objectifs de développement durable, est lancée pour engager les citoyens à agir pour le climat et à soutenir le développement bas-carbone des personnes vulnérables, quel que soit leur pays[15]https://actions.solidariteclimatique.org.

Enfin, en 2018, un nouveau plan stratégique est mis en chantier avec un questionnement central :  comment améliorer les conditions de vie, notamment l’accès à l’énergie, des populations les plus vulnérables sans atteindre une concentration en GES dans l’atmosphère incompatible avec la vie et selon quelle cohérence entre actions opérationnelles et de mobilisation, entre énergie et climat ? Ces questions nous obligent à revenir sur l’idée même de solidarité, cette « dépendance mutuelle entre des personnes liées par des intérêts communs », ce « sentiment qui pousse les hommes à s’accorder une aide mutuelle[16]Petit Larousse. ». Cette idée, construite au cours du XIXesiècle, revient en force dans les années 1980 alors que l’État-providence est remis en cause, et que nombre d’ONG françaises préfèrent s’intituler organisations de solidarité internationale : « Contre l’individualisme libéral du laisser-faire, on assiste au retour de l’individu de droit, mais d’un individu concret assumant ses liens avec ses semblables[17]Marie-Claude Blais, La Solidarité. Histoire d’une idée, Gallimard, 2007.. »

La solidarité, qui repose sur une dépendance réciproque, prend tout son sens appliquée aux changements climatiques. Face à ce phénomène global, ce sentiment qui nous pousse à nous accorder une aide mutuelle (cet adjectif est fondamental)  ne peut qu’être renforcé, sauf à envisager le chaos total. La solidarité est une voie pour donner une dimension plus concrète aux enjeux et à l’action vis-à-vis des changements climatiques.

Mais la solidarité est-elle suffisante face aux inégalités climatiques, notamment dans la capacité de tous à résister aux chocs et à s’adapter ?  Le climat est un bien commun, seules des règles communes acceptées par tous peuvent le protéger. Et pour vivre bien dans notre maison commune, nous, Terriens, devons, à la fois ne pas exercer une pression insoutenable sur les milieux naturels – c’est le plafond écologique – et faire en sorte que personne ne manque des services fondamentaux (eau, énergie, éducation, santé, etc.) – c’est le plancher social[18]Kate Raworth, La Théorie du donut. L’économie de demain en 7 principes, Plon, 2018 (édition anglaise, 2017).. Justice climatique et justice sociale ne peuvent être dissociées. Nous ne pourrons les atteindre qu’en tenant compte de ces intérêts communs qui nous lient. L’idée de solidarité est plus que jamais d’actualité, mais elle est indivisible à l’échelle planétaire. Elle ne peut se réduire à l’aide du « nord » vers le « sud ». C’est le principe d’universalité, central à l’accord de Paris sur le climat et à l’Agenda 2030 des objectifs de développement durable.

En 2019, au terme de ces débats au sein du GERES, la Solidarité climatique devient la cause première de l’association, une cause qui oriente l’ensemble de sa stratégie d’intervention. La Solidarité climatique, c’est traiter l’enjeu climatique global et favoriser l’accès de tous à des conditions de vie décentes, en France et à l’international. Entrée dans les questions climatiques par la porte de la compensation carbone il y a plus de quinze ans, cette association de professionnels active sur le terrain, spécialiste de l’énergie, y compris dans l’accompagnement de projets et de politiques d’atténuation et d’adaptation, s’engage aujourd’hui dans la mobilisation des citoyens. L’objectif est à la fois d’agir face à l’urgence climatique et de soutenir une transition énergétique juste et responsable.

ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-538-9

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References

References
1 Jean-Pierre Olivier de Sardan, Anthropologie et développement. Essai en socio-anthropologie du changement social, Karthala, 1995, p. 7.
2 Des acteurs des pays développés peuvent soutenir financièrement des réductions d’émissions dans les pays en développement.
3 Après audit par Det Norske Veritas (accrédité par la Convention-cadre des Nations unies sur les changements climatiques, elle-même adoptée au Sommet de la Terre de Rio en 1992), le projet est enregistré par VCS (Verified Carbon Standard, alors seul standard avec une méthodologie cuiseurs améliorés) sur le registre Markit.
4 Millions de tonnes équivalent CO2.
5 GERES, « Changer d’échelle, comment les cuiseurs améliorés se diffusent par millions », Outcomes magazine, 2014, https://www.geres.eu/fr/publication/outcomes-magazine-retour-sur-10-ans-de-finance-carbone
6 L’accréditation obtenue en 2007 a été rétroactive à partir de 2003.
7 P3Value, Projets de développement accédant aux fonds carbone: modalités du partage des bénéfices et retombées socio-économiques locales, www.geres.eu, 2014, p. 5.
8 Jean Freyss, « La solidarité internationale, une profession ? », Revue Tiers Monde, n° 180, 2004, p. 759.
9 GERES, Rapport d’activité de l’année 2008, p.  51-52.
10 Groupe Initiatives, « La finance carbone comme moyen d’accès des plus pauvres à l’énergie », Traverses, n° 41, 2012.
11 Pierre Ducret et Maria Scolan, « Le prix du carbone : la valeur d’une expérience », Vraiment durable, vol. 4, n°  2, 2013, https://www.cairn.info/revue-vraiment-durable-2013-2-page-47.htm
12 Climat-énergie : mesures d’adaptation et d’atténuation sur les territoires ruraux et villes secondaires relais, soutenu par l’AFD.
13 Marque déposée à l’Institut national de la propriété industrielle par le GERES.
14 GERES, Rapport d’activité de l’année 2008, p.  51.
15 https://actions.solidariteclimatique.org
16 Petit Larousse.
17 Marie-Claude Blais, La Solidarité. Histoire d’une idée, Gallimard, 2007.
18 Kate Raworth, La Théorie du donut. L’économie de demain en 7 principes, Plon, 2018 (édition anglaise, 2017).

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