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Yémen : la vie au temps des bombes et des mines

Agnès Varraine-Leca
Agnès Varraine-Leca

Toutes les images et légendes : © Agnès Varraine-Leca/MSF

Quatre années de guerre, plus de 19000 raids aériens menés par la coalition internationale dirigée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, et des estimations basses qui suggèrent un bilan humain s’élevant à 90 000 morts. Les civils paient le prix fort, premières victimes des bombardements de cette coalition et des combats au sol entre les forces loyalistes – fidèles au président Hadi et soutenues par la coalition – et les troupes d’Ansar Allah. Celles-ci sont elles-mêmes à l’origine de lourdes pertes civiles, notamment par leur usage intensif de mines à l’ouest du pays[1]Pour mieux comprendre les origines et les conditions de ce conflit, voir notamment Francis Frison-Roche, « Yémen : un conflit à huis clos », Alternatives Humanitaires, n° 4, mars 2017, p. 12-33, … Continue reading.

Pour Médecins Sans Frontières, Agnès Varraine-Leca s’est rendue trois fois au Yémen entre mars 2018 et mai 2019. Elle a récemment documenté les conditions de vie à l’intérieur de la ville de Hodeidah, sur laquelle une offensive militaire a été lancée en juin 2018, ainsi que les conséquences des bombardements sur les civils vivant dans le gouvernorat de Saada, au nord du pays, le plus bombardé par la coalition. Fin décembre 2018, elle s’est également rendue à Mocha, dans le gouvernorat de Taiz, où les mines font des ravages immenses, blessant ou tuant notamment des enfants, et empêchant les familles de cultiver leurs champs. C’est cette guerre à huis-clos qu’elle documente depuis un an et demi, un travail photographique qui fera l’objet d’un livre à paraître en 2020.

www.agnesvarraineleca.com

 Yémen, gouvernorat de Sa’dah, hôpital de Haydan, 20 avril 2019

Des patients attendent leur tour aux abords de la zone de triage de l’hôpital de Haydan. Le 26 octobre 2015, l’hôpital a été frappé par un raid de la coalition menée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, détruisant partiellement le bâtiment. En février 2017, les équipes de MSF sont revenues à Haydan pour démarrer l’implantation progressive d’activités médicales : la maternité (mars 2017), le service d’hospitalisation (avril 2017), la réorientation vers les hôpitaux de Sa’dah (mai 2017), le service ambulatoire (décembre 2017). Elles ont terminé la reconstruction de l’hôpital en avril 2018. En 2018, près de 14 000 consultations d’urgence et 3 800 consultations prénatales ont été effectuées à l’hôpital. La même année, plus de 1 500 patients furent admis dans le service d’hospitalisation. Haydan est située dans le gouvernorat de Sa’dah, qui demeure le plus ciblé par les frappes de la coalition internationale, selon le groupe de surveillance indépendant Yemen Data Project (YDP).

Sa’dah au quotidien (Yémen, avril 2019)

Ayman est un coiffeur originaire d’Ibb, au sud de la ville de Sa’dah. En 2015, sa maison à Sa’dah a été détruite par une frappe aérienne de la coalition. 28 membres de sa famille sont morts ce jour-là ; seuls trois survécurent, dont Ayman. Il se souvient des cris provenant des décombres, sans qu’il puisse les aider. À cette époque, il étudiait l’informatique. Son frère, qui possédait un salon de coiffure, a été tué lors du bombardement. Alors Ayman mit fin à ses études et reprit le salon familial. C’est la première fois qu’il revient sur les lieux depuis 2015.

Camp de déplacés internes à Sa’dah. Mosabi et sa famille ont dû quitter Harad, située près de la frontière saoudienne, quelques mois après le début du conflit. Ils ont fui à Hodeidah, puis sont venus s’installer dans ce camp, à Sa’dah. Mosabi a 19 enfants, et 3 femmes.

 Le tribunal de Sa’dah a été détruit fin 2015 par un raid aérien.

Bâtiments détruits dans la ville de Sa’dah.

En 2015, un parc et plusieurs magasins ont été bombardés lors d’un raid près de la vieille ville de Sa’dah.

Un carrefour de la ville de Sa’dah.

Le bureau de poste de Sa’dah, détruit par une frappe aérienne.

Au jour le jour à Mocha (Yémen, décembre 2018)

Mines désamorcées. Mawza est située dans le gouvernorat de Taïz, à 45 minutes à l’est de la ville de Mocha. Il s’agit d’une zone rurale très pauvre, dont les habitants dépendent de leurs terres pour vivre. La zone fut reprise aux troupes d’Ansar Allah par les forces loyales au président Hadi, soutenues par la coalition menée par l’Arabie Saoudite et les Émirats arabes unis, début 2018.

Les combats ont endommagé les champs, principaux moyens de subsistance des 13 000 habitants de Mawza. Lors du retrait des troupes, des milliers de mines antipersonnel et d’engins explosifs improvisés (EEI) ont été déposés dans le secteur. Entre août et décembre, les équipes de MSF à Mocha ont accueilli environ 150 personnes blessées par des mines ou des EEI, dont un tiers était des enfants qui jouaient dans les champs. Les mines et les EEI sont désamorcés par les militaires. Des ONG locales sont chargées de les localiser.

Mocha. Nasser, 14 ans, et son père Mohamed Abdou, viennent de Mafraq Al Mocha, à une heure de Mocha.

Mocha. Nasser, 14 ans, et son père Mohamed Abdou, viennent de Mafraq Al Mocha, à une heure de Mocha. Le 7 décembre, Nasser s’occupait de ses moutons avec son oncle et son cousin ; ils avaient prévu d’aller en montagne. Dans un champ, Nasser a marché sur une mine. Son oncle et lui ont été blessés par le souffle. Son oncle a reçu un éclat dans l’œil, et a été transféré à Mocha, dans l’hôpital chirurgical de MSF, puis réorienté vers le centre de traumatologie de MSF à Aden. Nasser a souffert de multiples blessures, et son pied droit a été amputé dès son arrivée à l’hôpital. « Il n’y avait plus d’os, rien à sauver qui puisse éviter l’amputation », explique Farouk, kinésithérapeute. Nasser avait subi une précédente amputation du pouce, suite à une blessure par balle, ce qui rend l’utilisation de béquilles compliquée. Mohammed Abdou, son père, explique que les combats se sont intensifiés cette année. Alors que les troupes se retiraient, elles ont laissé de nombreuses mines près de Mafraq Al Mocha et dans la région, le long des lignes de front. MSF soutient un poste médical avancé à Mafraq Al Mocha.

Les habitants de la ville connaissent les lieux à éviter car piégés par les mines. Mais il n’y a pas suffisamment de panneaux pour indiquer la présence de ces engins dans la zone, ni assez de démineurs. Désormais, Mohammed Abdou a peur de se rendre dans les champs autour de Mafraq. Sur la photo, Nasser tente de marcher avec des béquilles pour la première fois, avec l’aide de Farouk, son kinésithérapeute.

Amarah, 8 ans, et sa grand-mère Fatma.

Amarah, 8 ans, et sa grand-mère Fatma. Amarah a été blessée par une mine alors qu’elle jouait près de chez elle à Dubba, district de Mocha (gouvernorat de Taïz). Le 1er décembre, elle était avec ses amis près des moutons dans un champ proche de Dubba. Amarah a vu un objet avec des chiffres : en la touchant, elle a fait exploser la mine. L’explosion a blessé les quatre enfants, tuant le garçon. Fatma, sa grand-mère, a entendu l’explosion et couru vers le champ. Amarah a été évacuée à dos de mule. Elle fut ensuite transférée en voiture à l’hôpital militaire de Mocha (à une heure de route), puis dirigée vers l’hôpital chirurgical de MSF dans la ville. La famille sait qu’il y a des mines dans la zone, mais leur emplacement précis n’est pas délimité par des panneaux. De nombreuses autres personnes ont été blessées, dont l’oncle d’Amarah. Celle-ci souffre de multiples blessures sur la partie droite de son visage, à l’abdomen et à la jambe droite. Amarah a subi plusieurs interventions chirurgicales, dont une laparotomie.

Un enfant blessé par une mine à Mawza est examiné par Elma Wong, anesthésiste, aux urgences de l’hôpital chirurgical de MSF à Mocha.

Un enfant blessé par une mine à Mawza est examiné par Elma Wong, anesthésiste, aux urgences de l’hôpital chirurgical de MSF à Mocha. Il a été blessé le 13 décembre avec trois autres membres de sa famille. Deux d’entre eux sont arrivés morts à l’hôpital. L’enfant avait des éclats dans le crâne, sur le bras et le visage.

Ali (au centre), 18 ans, vient d’un petit village d’une zone rurale et très pauvre près de Mawza, à 45 minutes de Mocha.

Ali (au centre), 18 ans, vient d’un petit village d’une zone rurale et très pauvre près de Mawza, à 45 minutes de Mocha. Il y a deux mois, il devait retrouver trois amis dans un champ près de sa maison. Il était en retard ; il s’est mis à courir, quand soudain une mine a explosé. D’habitude, il fait très attention lorsqu’il marche dans le champ, car il sait que des mines y ont été déposées par les militaires lors de leur départ il y a quelques mois. Aucun signe particulier n’indique la présence de mines dans cette zone. Sa jambe gauche fut amputée sous le genou ; elle était déjà faible à cause de la poliomyélite, qu’il avait contractée dans son enfance. Depuis l’accident, il se rend deux fois par semaine à l’hôpital de MSF à Mocha pour une séance de kinésithérapie avec Farouk (à gauche). Depuis son village, il faut à Ali une heure et demie pour rejoindre l’hôpital de MSF à Mocha.


Ali Hassan, 40 ans, est chauffeur et ancien militaire. Père de deux fils et deux filles, il vit avec sa famille à Hodeidah depuis 25 ans. Il conduisait près de Khawkha à 60 kilomètres de Mocha, lorsqu’une roquette a frappé son véhicule, blessant six personnes et en tuant une autre. Ali a des éclats sur le visage et l’abdomen, et son pied gauche a été amputé.

« Il y a de la nourriture à Hodeidah, mais elle coûte très cher. Nous avons des coupures d’eau régulières et pas d’électricité. De nombreux magasins sont fermés dans la ville ». Comme nombre de ses connaissances, Ali a envoyé sa femme et ses enfants à Sanaa, pour leur sécurité. « Les hommes restent à Hodeidah pour protéger leurs maisons. Je suis loin de ma famille mais que puis-je faire ? C’est mieux pour eux d’être dans un endroit plus sûr. La guerre a tout changé ».

Un enfant assis près de roquettes désamorcées à Mawza (district de Mocha, gouvernorat de Taïz, au Yémen).

Traduit de l’anglais et du français par Benjamin Richardier

ISBN de l’article (HTML): 978-2-37704-562-4

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References

References
1 Pour mieux comprendre les origines et les conditions de ce conflit, voir notamment Francis Frison-Roche, « Yémen : un conflit à huis clos », Alternatives Humanitaires, n° 4, mars 2017, p. 12-33, http://alternatives-humanitaires.org/fr/2017/03/09/yemen-un-conflit-a-huis-clos/

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