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Entretien avec Robert Sebbag : « Il y a eu une véritable solidarité de la peur »

Robert Sebbag

Publié le 11 juin 2020

Entretien avec Robert Sebbag, docteur en médecine, attaché au service des maladies infectieuses et tropicales de l’hôpital de la Pitié-Salpêtrière (Paris)

La pandémie de la Covid-19 renvoie à celle du VIH-sida. Quarantenaire et toujours active, elle a posé des jalons qui nous offrent de mettre en perspective celle qui nous occupe. C’est ce que fait dans cet entretien l’infectiologue Robert Sebbag, lui qui a suivi l’évolution de ces deux épidémies planétaires. 

Alternatives Humanitaires – Quels sont les parallèles que l’on peut dresser entre la pandémie du VIH-sida et celle de la Covid-19 ? 

Robert Sebbag – Si le nombre de victimes et de personnes contaminées est sans rapport, ces deux épidémies présentent des caractéristiques communes. D’abord, évidemment, ce sont deux pandémies puisqu’elles se sont répandues sur les cinq continents. Mais ce sont les différences dans l’approche qu’on en a eu qui me paraissent très nettes. Et pour mieux les comprendre, il faut revenir un peu en arrière.

Rappelons-nous que les premiers cas de sida sont identifiés en 1981 – même si l’on sait maintenant que la maladie était plus ancienne. Cette année-là, un article écrit par des chercheurs des Centers for Disease Control and Prevention (CDC) américains décrit les cas de cinq jeunes hommes homosexuels de la même ville, Los Angeles, touchés par une pneumopathie causée par une bactérie et à l’origine de la mort de deux d’entre eux. Il faudra deux ans et les travaux de l’équipe française de Luc Montagnier et Françoise Barré-Sinoussi pour découvrir le virus responsable et mettre à disposition un test de dépistage. Le premier médicament antirétroviral, l’AZT, ne viendra que quatre ans plus tard. Et il faudra attendre 1996 pour voir l’arrivée des trithérapies avec les antiprotéases. Cela modifie fondamentalement la prise en charge des patients atteints du sida : leur charge virale devient indétectable et leur système immunitaire se rétablit.

Mais voilà, cette thérapeutique qui coûte 12 000 dollars US/an et par patient n’est disponible qu’au Nord. On découvre – ou l’on fait semblant de découvrir – que le continent africain qui compte 35 millions de personnes atteintes, dont 6 millions dans la seule Afrique du Sud, n’a aucun accès à ces thérapeutiques. De fait, comment un continent qui consacre en moyenne 6 à 10 dollars en médicaments par personne et par an pourrait-il avoir accès à ces produits ? On lit alors partout que « les patients sont au Sud et les médicaments au Nord » et l’on feint de regretter que les premiers n’aient droit qu’à « des préservatifs et à des bandes dessinées ».

En 1999, l’Afrique du Sud réagit et décide de passer outre la propriété intellectuelle en fabriquant des génériques de ces antirétroviraux pour réduire drastiquement le coût, une décision qui provoque la réaction de 39 grandes compagnies pharmaceutiques. Celles-ci intentent un procès à ce pays pour non-respect des lois du commerce international : c’est le procès de Pretoria de 2001. On est alors face à un conflit entre des règles internationales et un problème de santé publique. Mais on peut avoir juridiquement raison et éthiquement tort : comment intenter un procès à un pays si durement atteint par cette maladie ?

Face à cette situation, les médias du monde entier dénoncent l’égoïsme des entreprises pharmaceutiques. Cette attaque médiatique entraîne le retrait de leur plainte, mais l’image de l’industrie pharmaceutique dans son ensemble est plus que jamais altérée et l’on sait combien une mauvaise image peut à terme modifier le comportement d’éventuels investisseurs. Il s’ensuit une cascade d’événements, à commencer par la création du Fonds mondial de lutte contre le sida, le paludisme et la tuberculose en 2002. Il n’est pas sans intérêt de souligner que, dans un premier temps, son objectif était la lutte contre le sida uniquement. C’est sous la pression de nombreux gouvernements, en particulier africains, que la lutte contre le paludisme et la tuberculose a été incluse dans les objectifs de ce Fonds.

Pour la première fois, la santé publique dans les pays du Sud devenait un enjeu de politique internationale. Ce Fonds mondial mobilise chaque année 4 milliards de dollars pour donner un accès aux soins aux populations souffrant de ces trois affections, en particulier dans les pays du Sud. En octobre dernier, 14 milliards de dollars lui ont été alloués pour les trois années à venir. À noter que le Fonds mondial, à l’occasion de la pandémie de la Covid-19, a mobilisé un milliard de dollars pour éviter que les systèmes de santé fragiles ne soient submergés par la crise et coordonner la riposte dans le monde.

Mais d’autres dispositifs ont suivi le procès de Pretoria comme les accords de l’Organisation mondiale du commerce (OMC) permettant de passer outre la propriété intellectuelle en cas d’urgence sanitaire. Encore faut-il définir ce qu’est une urgence sanitaire, et ce n’est pas si facile… Au-delà de l’intervention des organisations internationales, le secteur privé va également jouer un rôle majeur, en particulier la Fondation Bill et Melinda Gates qui, munie d’un budget supérieur à celui de l’Organisation mondiale de la santé (OMS), va financer de très nombreux programmes du Fonds mondial. Elle va également mener de nombreux projets de recherche sur des vaccins contre le sida et le paludisme, ainsi que de nouvelles approches thérapeutiques sur la tuberculose. Je ne reviendrai pas sur les débats qui entourent la prééminence de cette Fondation Gates, mais on doit remarquer que, en quelques années, le prix des antirétroviraux financés par le Fonds mondial va passer de 12 000 dollars/an à quelques centaines de dollars/an, en particulier sur le continent africain. Pour autant, en 2020, nous n’avons toujours pas trouvé le vaccin contre le VIH-sida.

A. H. – Les choses semblent aller beaucoup plus vite en ce qui concerne la Covid-19…

R. S. – En effet ! Rappelons que c’est le 31 décembre 2019 que les autorités sanitaires chinoises (simultanément avec celles de Taïwan) font connaître au monde entier la survenue d’infections respiratoires sévères dans la province du Hubei et plus particulièrement dans la ville de Wuhan. Il s’agirait d’une infection due à un « nouveau coronavirus », différent de celui du SRAS-CoV-1 apparu en 2002. Courant janvier, les responsables sanitaires chinois font parvenir aux plus grands centres de recherche mondiaux le séquençage de ce nouveau virus – sa « carte d’identité » en quelque sorte –, ce qui permettra la réalisation de tests de dépistage spécifiques (les tests PCR, dans le nez). Le 22 janvier 2020, l’Organisation mondiale de la santé atteste d’une transmission interhumaine de cette infection qu’elle qualifie de pandémie le 11 mars 2020. En cela, elle a quelque peu tardé sachant que dès la fin février de très nombreux cas étaient déclarés en France, en Italie, en Allemagne, mais aussi aux États-Unis ou en Australie. Le 11 mars, la pandémie avait touché déjà plus de 100 pays. Il faut admettre que l’apparition de ce nouveau virus n’a pas été assez prise au sérieux. Certains parlaient d’une grippe banale. Ce n’est qu’à partir du début du mois de mars que nous comprenons tous l’importance de cette nouvelle épidémie. La contagiosité de ce nouveau virus est très supérieure à celle de la grippe saisonnière : le taux de R0, qui mesure cette contagiosité, est compris entre 2 et 3, ce qui fait qu’une personne atteinte peut en contaminer 2 à 3 autres. Cela peut donc aller très vite. Et c’est ce qui est arrivé.

Contrairement à ce que l’on a observé dans le cas du VIH-sida, les pays développés – en premier lieu l’Europe et les États-Unis – sont plus atteints que d’autres. En Asie, l’épidémie de SARS-CoV-1 de 2002-2003 avait sensibilisé tous les pays de la zone à certaines mesures, comme le port du masque. Cela explique que ces pays ont été peu atteints par la Covid-19. La Chine, avec un confinement généralisé de la province du Hubei, a limité le nombre de victimes. Des pays comme la Corée du Sud, le Vietnam, Taïwan, le Cambodge et même la Thaïlande et Singapour ont bien géré cette crise, sans avoir recours à un confinement généralisé. Sur le continent africain, toutes les autorités sanitaires craignaient une explosion généralisée de cette épidémie, mais à ce jour cela ne semble pas être le cas, même si la plupart des pays ont signalé des cas et des décès. L’Afrique du Sud et les pays du Maghreb, ainsi que l’Égypte ont été les plus touchés, mais à une échelle moindre que les pays d’Europe. Plusieurs hypothèses ont été soulevées : une population majoritairement jeune dans ces pays avec un risque de mortalité moindre grâce à des formes asymptomatiques ou peu symptomatiques ; les capacités de tests et les structures sanitaires ne permettent pas d’obtenir des résultats épidémiologiques fiables ; les populations africaines sont victimes de nombreuses agressions infectieuses tant virales que bactériennes et parasitaires qui ne font que renforcer leur système immunitaire, ce qui peut créer une immunité croisée avec la Covid-19 ; les programmes élargis de vaccination conduits par la Global Alliance for Vaccines and Immunisation (Gavi) et l’UNICEF auraient renforcé l’immunisation naturelle de ces populations ; enfin, des spécificités génétiques actuellement à l’étude pourraient expliquer la non-explosion de cette épidémie sur le continent africain. Nous verrons ce qu’il en sera dans quelques mois. Mais c’est l’Amérique latine qui est aujourd’hui la zone la plus préoccupante, avec des pays très touchés comme le Brésil, l’Équateur, le Pérou ou le Chili. L’absence de confinement généralisé combiné aux conditions de précarité des habitations pourrait expliquer cette situation.

A. H. – Comment expliquer cette mobilisation plus rapide dans le cas de la Covid-19 ? Doit-on y voir les effets de tout le travail réalisé dans le cadre de la lutte contre le sida que vous venez de rappeler ?

R. S. – Les deux maladies ont d’abord leurs particularités médicales et scientifiques. Chaque épidémie est unique. Dans le cas du VIH-sida, la transmission opère par voie sexuelle et sanguine, avec une population homosexuelle particulièrement atteinte, ainsi que les utilisateurs de drogues dures, deux catégories de la population qui rencontrent déjà une forte stigmatisation. C’est très différent dans le cas de la Covid-19 où la transmission se fait par voie aérienne avec une atteinte majoritaire chez les personnes âgées. Autre différence de taille entre les deux infections : il a fallu moins de deux mois pour découvrir l’agent infectieux de la Covid-19, alors que cela a pris deux ans pour le VIH-sida. Et si quarante ans après, nous n’avons toujours pas de vaccin contre ce dernier, ce sont 120 projets de recherche vaccinale qui sont en cours dans le monde entier pour la Covid-19, sans garantie pour autant d’en trouver un.

A. H. – On sait que, dans le cas du VIH-sida, la lutte a progressé parce que les malades se sont battus contre les laboratoires et les États, en créant des associations très efficaces. Dans le cas de la Covid-19, les citoyens restent en quelque sorte « passifs » même si les dispositifs de confinement reposent en grande partie sur leur « discipline ». Peut-on imaginer que les citoyens se mobilisent davantage ?

R. S. – Il est difficile de le savoir encore à ce stade. Tout dépendra de l’évolution de la maladie. Mais vous avez raison de souligner le rôle important joué par les associations de patients dans le cas du sida. Dès l’apparition des premiers médicaments prometteurs et même avant, les associations comme Act Up ont fait pression sur les autorités pour accélérer l’accès à ces nouvelles thérapeutiques. Leurs actions parfois violentes, souvent médiatiques, ont incontestablement fait bouger les choses dans un sens très positif. En ce sens, et pour ce que j’ai rappelé plus haut, l’épidémie de VIH-sida a modifié le panorama de la santé publique au niveau mondial. La prise de conscience a été massive. La pandémie de la Covid-19 permettra-t-elle « d’enfoncer le clou » en quelque sorte ? Je ne le sais pas encore, mais je l’espère.

A. H. – Quel est pour vous, aujourd’hui, le grand enseignement de cette pandémie de la Covid-19 ?

R. S. – Le plus important me semble la prise de conscience très forte qui va permettre, je l’espère, un accès de tous à un futur traitement et à un futur vaccin. En tout cas, tous les dirigeants des pays les plus riches s’y sont engagés. L’exemple du sida et de ses ratés, comme de ses réussites, devrait servir de leçon.

Néanmoins, je voudrais dire que si le sida, le paludisme, la tuberculose et maintenant la Covid-19 représentent une priorité, d’autres pathologies font rage dans les pays du Sud comme les maladies tropicales négligées (MTN). De la dengue à la maladie du sommeil, l’OMS en compte 18, et ces MTN touchent plus de 1,5 milliard de personnes avec, pour certaines, une forte mortalité. Et aucun financement n’existe, sinon ceux qu’ont apportés la Fondation Gates, d’autres fondations privées et des entreprises pharmaceutiques. Au début des années 2000, notamment à l’instigation de Médecins Sans Frontières, a été créée la Drugs for Neglected Diseases initiative (DNDi), une organisation sans but lucratif ayant pour objet de développer des médicaments actifs contre certaines maladies tropicales négligées. À cette époque, les Nations unies définissent les huit objectifs du millénaire pour le développement, dont le combat contre le VIH-sida, le paludisme et d’autres maladies. La plupart des pays du monde avaient adhéré à ces objectifs avec 2015 en ligne de mire pour en évaluer les résultats.

On ne peut pas dire que les résultats aient été à la hauteur, mais cette évaluation a permis de définir de nouveaux objectifs prenant en compte certaines réalités apparues entre l’année 2000 et 2015 : en particulier l’importance des maladies non transmissibles comme le diabète, les maladies cardiovasculaires, le cancer, mais aussi les maladies mentales, malheureusement souvent ignorées. Ces nouveaux objectifs de développement durable sont au nombre de dix-sept et intègrent une approche bien plus large de la santé : la « bonne santé » et le « bien-être ».

Tout cela me fait dire que la santé est un bien public qui doit rester à l’écart des problématiques de marché : espérons que ces déclarations seront traduites dans les faits, notamment sous l’influence de cette pandémie de la Covid-19.

Avec ces deux pandémies, le Nord comme le Sud ont été touchés et il y a eu une véritable solidarité de la peur dans ce monde globalisé où l’information mondiale est partagée par tous.

Espérons que cela donnera une impulsion décisive au projet de couverture santé universelle porté par de très nombreuses ONG et surtout que cette couverture sera étendue à tous les champs de la santé. Après une telle tourmente, rien ne devrait plus être comme avant en matière de santé.

Propos recueillis par Boris Martin, rédacteur en chef

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