Représentation d’autrui faussée, modernité négligée et partenariat tronqué : pourquoi il faut décoloniser le plaidoyer humanitaire

François Sennesael
François SennesaelDoctorant au département de politique et de relations internationales de l’université d’Oxford (Royaume-Uni) – Lady Margaret Hall. François Sennesael est détenteur d’un master en études africaines de l’université d’Oxford et d’un master en relations internationales de l’université catholique de Louvain (Belgique). Il a travaillé à l’ambassade de Belgique en Ouganda et au Soudan du Sud, comme chef de mission adjoint pour ALIMA au Soudan du Sud, et comme responsable plaidoyer et analyse pour Médecins Sans Frontières en République démocratique du Congo.

L’appel à décoloniser de très nombreux domaines de la vie sociale se fait de plus entendre dans le secteur de l’aide internationale. Pour l’auteur, un des chantiers devrait concerner le plaidoyer qui, selon lui et avec de forts arguments, reste ancré dans le système de représentation d’autrui forgé au début du XXe siècle.

Le plaidoyer s’est fait une place de choix dans nombre d’organisations non gouvernementales (ONG) humanitaires. Si la volonté de Médecins Sans Frontières (MSF) de témoigner peut être vue comme un acte fondateur récompensé par le prix Nobel de la paix en 1999, l’apparition et la professionnalisation du plaidoyer tiennent surtout à la complexification des contextes humanitaires et au rôle toujours plus grand que jouent les ONG internationales dans les actions publiques nationales. En se basant sur les études anthropologiques de la représentation d’autrui, cet article interroge la finalité recherchée par le plaidoyer humanitaire et tient à défendre la pertinence de la question « faut-il décoloniser le plaidoyer ? », en présentant plusieurs exemples et pistes de réflexion. En se focalisant sur le continent africain, cet article ne s’intéresse pas aux techniques spécifiques du plaidoyer humanitaire, mais à son construit épistémologique. Il suggère que le plaidoyer humanitaire est encore ancré dans une représentation d’autrui construite au début du XXe siècle, et qu’il participe à la redéfinition de la souveraineté et de la biopolitique locale, dans son sens foucaldien. Il favorise enfin la création d’un lien de responsabilité vertical et transnational qui va à l’encontre d’un réel partenariat entre les ONG internationales et les acteurs locaux. Par conséquent, il est justifié d’entamer une réflexion plus large sur la décolonisation de l’action humanitaire.

La construction anthropologique de l’homme africain

En 2018, Adam Branch, directeur du Centre d’études africaines de l’université de Cambridge, publiait un article dans le Cambridge Journal of Anthropology[1]Adam Branch, “Decolonizing the African Studies Centre”, Cambridge Journal of Anthropology, 36/2, 2018, p.73-91.. Il y établit un lien entre la production contemporaine du savoir sur l’Afrique et le système colonial de représentation d’autrui et demanda la décolonisation des Centres d’études africaines des universités de Cambridge et d’Oxford notamment.

Il suggéra en effet que la construction anthropologique de l’homme africain par les scientifiques européens, datant du début du XXe siècle et achevant un processus entamé deux siècles plus tôt, constituait encore de nos jours le paradigme dominant lorsqu’il s’agissait de « penser » les sociétés africaines. Cette construction définit l’homme africain comme un autrui fossile – il représenterait une version primitive de l’homme blanc, sans Histoire, d’où la nécessité de le placer dans un musée –, sauvage – il faudrait le civiliser pour l’amener d’un point A vers un point B, id est la modernité – et ignorant – l’homme africain ne sait pas ce qui est bon pour lui. À travers notamment la photographie, l’anthropologie et l’anthropométrie, l’homme africain fut ainsi scientifiquement « racisé » et son identité définie de manière externe par les Européens[2]Valentin-Yves Mudimbe, “African gnosis, philosophy and the order of knowledge: an introduction”, African Studies Review, 28, 1985, p.149-233., comme Edward Saïd le soutint pour le Moyen-Orient[3]Edward Saïd, L’Orientalisme, Seuil, 2005., et d’autres auteurs pour l’Inde ou l’Asie du Sud-Est[4]Taous Dahmani, “Barthi Parmar’s true stories: against the grain of Sir Benjamin Stone photographic collection”, PhotoResearcher, 30, 2018, p.78-95.. En transposant le travail de Michel Foucault sur la définition de la folie dans la société française[5]Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972., il convient de voir dans cette construction par le discours de ce qui est « autre » une manière pour la société européenne de se rassurer sur sa propre cohérence et de se définir comme la norme, afin d’établir une frontière bien distincte entre « eux », les sociétés primitives qui doivent se développer, et « nous », les sociétés développées. Elle permit aussi d’asseoir l’hégémonie occidentale, de valider un récit civilisationnel basé sur une idée d’évolution et de modernité, et de nier à autrui le droit de se définir et de se construire lui-même. C’est cette négation même que Frantz Fanon qualifie de violence structurelle et psychique.

L’avènement du plaidoyer humanitaire

Le plaidoyer peut se définir comme un processus visant à influencer des personnes et/ou des institutions afin de changer des pratiques, des règles et/ou des comportements. Appliqué à l’humanitaire, il a vocation à provoquer du changement sur le long terme et à amener un développement pour le « bien public ». Le responsable plaidoyer a donc pour tâche de travailler sur des problèmes structurels, afin d’éviter que les ONG ne traitent que les symptômes d’une crise sans agir sur les causes profondes. Les opérations humanitaires sont donc un moyen pour atteindre une fin, c’est-à-dire un changement profond des sociétés où se déroulent les interventions[6]À noter que, par exemple chez MSF, le responsable plaidoyer est parfois amené à prendre part à un plaidoyer plus opérationnel, c’est-à-dire assister les différents départements dans la mise … Continue reading. Si le plaidoyer humanitaire a une moralité et une éthique bien différentes des missions anthropologiques financées par les pays colonisateurs[7]Sanna Nissinen, “Dilemmas of ethical practice in the production of contemporary humanitarian photography”, in Heide Ferhenbach and Davide Rodogno (eds), Humanitarian Photography: a History, … Continue reading, la question demeure de savoir s’il n’est pas resté ancré, malgré lui, dans une formation discursive basée sur une représentation d’autrui construite au début du XXe siècle.

Le plaidoyer humanitaire a une moralité et une éthique bien différentes des missions anthropologiques financées par les pays colonisateurs.

 

L’avènement du plaidoyer, s’il est certainement ancré dans les missions civilisatrices, est d’abord la conséquence d’une complexification des opérations humanitaires. En effet, nombre de pays connaissent des conflits dits « prolongés », dans le sens où les accès de violence sont cycliques et durent des décennies, forçant les ONG internationales à s’installer durablement dans un environnement instable. Mais le plaidoyer est aussi le produit des politiques néolibérales de la Banque mondiale dans les années 1980. Achevant pour de bon l’État postcolonial, ces politiques ont participé au recul de l’État africain, laissant le soin aux ONG internationales (et aux mouvements religieux[8]Charles Piot, Nostalgia for the future: West Africa after the Cold War, University of Chicago Press, 2010.) d’agir dans les domaines sociaux, notamment la santé et l’éducation. Les ajustements structurels de la Banque mondiale ont provoqué un éclatement et un éparpillement de la souveraineté nationale, incitant les ONG internationales à devenir un acteur à part entière de l’action publique nationale. En voulant amener du changement structurel, plutôt que de faciliter une réponse humanitaire, le plaidoyer des ONG internationales entre de facto dans un jeu politique, devient producteur de normes et acteur actif de la biopolitique dans les pays d’intervention.

Définition des priorités de plaidoyer et objectivation d’autrui

Il est important de démontrer la persistance du discours colonial sur la représentation d’autrui dans la manière dont les ONG internationales pensent l’Afrique et le plaidoyer. La question de la décolonisation du plaidoyer est premièrement liée au lieu d’élaboration et de définition des stratégies de plaidoyer. Ainsi, les priorités restent majoritairement définies dans les capitales occidentales. Les questions posées sont dès lors : qui sauver, et quelles causes défendre ou ne pas défendre ? C’est dans l’élaboration de ces réponses que la représentation d’autrui a toute son importance.

Même si durant les deux dernières décennies, les ONG ont insisté sur une nouvelle notion de partenariat Nord-Sud, afin de renforcer les acteurs locaux et de créer de la résilience et de la durabilité, la notion de partenariat est fondamentalement tronquée. Pour le comprendre, il faut s’arrêter sur la notion même d’altérité. Philippe De Leener insiste sur la notion de l’autre comme « idéal pour soi », c’est-à-dire que nous attendons de l’autre qu’il ne soit pas « nous » et qu’il agisse selon la vision que nous avons de lui pour se réaliser soi-même[9]Philippe De Leener, « Le partenariat contre l’altérité ? Comment, sous couvert de partenariat, le déni de ce qui rend autre l’autre se renouvelle dans les impensés de la solidarité … Continue reading. C’est cette vision que défend par exemple Guillaume Blanc dans son livre L’Invention du colonialisme vert[10]Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert, Flammarion, 2020. : il y démontre l’existence d’une utopie occidentale d’un « éden africain » qui doit être protégé des Africains eux-mêmes[11]Joan Tilouine, « “L’Invention du colonialisme vert”, de Guillaume Blanc : l’Afrique ravagée par le péril environnementaliste », Le Monde, 11 septembre 2020. par la mise en place de réserves naturelles exclusives. De Leener présente aussi ce qu’il nomme une « injonction paradoxale d’altérité » de la part des partenaires occidentaux, qu’il résume comme suit : « Vous êtes merveilleux mais devenez comme nous[12]Philippe De Leener, « Le partenariat contre l’altérité ?… », art.cit., p.85. ». C’est ainsi le paradoxe au cœur du plaidoyer humanitaire : « Devenez moderne, comme nous, mais surtout restez autre, et soyez comme nous vous imaginons. » Il y a donc un problème de réflexivité et de refus de laisser l’autre être lui-même.

Cette représentation de l’autre, cette injonction paradoxale d’altérité et par conséquent ce partenariat tronqué ont des conséquences dans l’établissement de l’agenda des priorités du plaidoyer des acteurs humanitaires, et notamment dans le secteur de la santé. En effet, le lien entre la représentation de l’autre ancrée dans une formation discursive coloniale et les priorités humanitaires peut y être observé.

Dans son livre Curing their ills: Colonial Power and African Illness, Megan Vaughan[13]Megan Vaughan, Curing their ills: Colonial Power and African Illness, Stanford University Press, 1991. suggère que pendant la colonisation, le discours biomédical sur l’Afrique a été centré sur le besoin de montrer l’autre comme différent et sauvage. Vaughan démontre l’existence d’un discours qui avait comme volonté de lier certaines maladies avec l’aspect primitif de la société africaine : les Africains étaient malades, car leur société était fondamentalement malade, non développée, fossile et primitive. L’Afrique est dès lors devenue, selon elle, « synonyme de mort, de maladies, et de sexualité incontrôlée[14]Ibid., p.205, traduction de l’auteur. ». Comme le craignait déjà James Aggrey en 1920, l’Afrique est depuis lors considérée comme un « foyer à maladies[15]Ibid., p.200. ». Ainsi, aujourd’hui, il existerait encore des « maladies africaines » provoquées par la pauvreté, un manque de développement et une sexualité débridée[16]Adrian Flint and Vernon Hewitt, “Colonial Tropes and HIV/AIDS in Africa: sex, disease and race”, Commonwealth & Comparative Politics, 53/3, 2015, p.294-314. (c’est-à-dire par exemple le VIH, la tuberculose, la malaria), opposées à des « maladies européennes » liées au style de vie moderne (le diabète par exemple). Cette approche fut notamment critiquée dans une tribune publiée par des membres de MSF dans la revue médicale The Lancet en 2014[17]Petros Isaakidis et al., “Calling tuberculosis a social disease – an excuse for complacency?”, The Lancet, 384, September 2014, p.1095. : ils rappelaient que de considérer la tuberculose comme une maladie exclusivement « sociétale », comme Mohsin Ali[18]Mohsin Ali, “Treating tuberculosis as a social diseases”, The Lancet, 383, 2014, p.2195. l’avait fait dans le même journal, ne faisait qu’augmenter cette idée que seuls la lutte contre la pauvreté et un changement culturel pouvaient l’éradiquer (ce que peu d’études démontrent par ailleurs). Mohsin semblait donc diminuer l’importance d’une prise en charge médicale, et insistait plus sur l’aspect « primitif » des sociétés qui ont une haute prévalence de tuberculose. En 1908, déjà dans The Lancet, Lambkin tenait le même discours sur une épidémie de syphilis en Ouganda : le comportement sexuel immoral des femmes du royaume du Buganda serait la principale cause du déclenchement de l’épidémie[19]Francis Lambkin, “An outbreak of syphilis in a virgin soil: notes on syphilis in the Uganda Protectorate”, The Lancet, 1908, p.337-355..

Comme Simukaï Chigudu[20]Simukai Chigudu, “Pathologies of power: politics, epidemics and global health in Africa”, non publié. le défend, la distinction entre « maladies des pauvres » et « maladies des riches » est basée sur une téléologie développementale qui suppose que l’Afrique suive forcément la transition épidémiologique occidentale, d’un point A vers un point B. Dans un tel schéma, les maux propres aux sociétés africaines doivent être soignés, afin de réduire la mortalité infantile, la malnutrition, et augmenter ainsi l’espérance de vie, pour enfin arriver à l’apparition des maladies « modernes »  : les maladies chroniques. Cependant, selon l’Organisation mondiale de la Santé[21]Organisation mondiale de la Santé, “Preventing chronic diseases: a vital investment”, https://www.who.int/chp/chronic_disease_report/contents/part2.pdf, dans les pays à faibles revenus, les maladies chroniques causent 80 % plus de décès que l’ensemble de ceux liés à la malaria, au VIH et à la tuberculose réunis. Pourtant, par exemple, les programmes du Fonds mondial se focalisent exclusivement sur ces trois maladies. Si Clare Herrick[22]Clare Herrick, “The (non)charisma of noncommunicable diseases”, Social Theory and Health, 15/1, 2017, p.99-116. suggère simplement un manque de charisme des maladies chroniques, il semble important à l’inverse de souligner l’attrait que les maladies infectieuses « africaines » représentent dans la construction d’une représentation d’autrui comme fossile et sauvage. Le manque de charisme provient dès lors plus d’une vision idéale d’autrui que d’un ennui inhérent aux caractéristiques des maladies chroniques.

Ce discours biomédical sur autrui s’est vu récemment perturbé par la pandémie de la Covid-19. En effet, l’Occident se retrouve à présent confronté à une réalité jusque-là peu ou pas expérimentée : l’Afrique semble moins touchée par une épidémie. Pourtant, rapidement, les ONG internationales ont su tirer la sonnette d’alarme : si le système de santé européen n’arrivait pas à gérer la pandémie, comment les sociétés africaines, plus faibles et malades, allaient-elles survivre ? Il s’agissait dès lors d’énumérer des raisons pour le faible nombre d’infections : « ils » ne font pas assez de tests, il y a de la corruption dans les chiffres avancés, la population est jeune ou il fait plus chaud. Même si ces raisons peuvent certainement tenir la route, l’idée que les sociétés africaines étaient peut-être culturellement plus aptes à respecter les mesures barrières a été cependant très rarement évoquée. Plus fondamentalement parlant, c’est un questionnement sociétal qui prend place. Pour reprendre Foucault et son étude de la folie : et si le discours visant à déterminer qui est fou et qui ne l’est pas montrait ses limites ? Comment continuer à penser l’Europe comme le résultat d’une transition épidémiologique vers la modernité ? Comment la dichotomie « elles », sociétés malades, et « nous », sociétés modernes, peut-elle dès lors encore tenir ?

Ce discours biomédical sur autrui s’est vu récemment perturbé par la pandémie de la Covid-19.

 

Subjectivation d’autrui : le plaidoyer et la création de sujets vulnérables

Le processus de définition des priorités de plaidoyer humanitaire a un impact politique assez important sur les sociétés africaines. En effet, si les réponses aux questions « qui sauver ? » et « quelles causes défendre ? » sont ancrées dans une formation discursive coloniale de la représentation d’autrui, la défense de ces causes nécessite la création de sujets qui personnifient ce discours. C’est ainsi que le plaidoyer humanitaire agit sur la création discursive de sujets bien particuliers : des sujets vulnérables, des victimes, qui ont besoin « non pas de justice et de représentation, mais d’aide et d’assistance[23]Jenny Edkins, Whose hunger? Concepts of famine, practices of aid, University of Minnesota Press, 2000, p.102, traduction de l’auteur. ». Cette création de sujets vulnérables, rendue possible par l’affaiblissement des États africains, se fait par un processus de subjectivation, dans son sens foucaldien.

Pour ce faire, une distinction est créée entre la vie Bios (le fait d’avoir une identité existentielle et un mode de vie) et la vie Zoe (le simple fait de vivre, la vie réduite à son minimum biologique). La création de sujets vulnérables tend ainsi à se focaliser sur Zoe, en ce sens que ce qui importe n’est pas l’organisation politique des sociétés (considérées comme malades et primitives, car la tradition ne peut servir la modernité), mais leur simple survie biologique. Par conséquent, la subjectivation des individus comme « personnes vulnérables » leur enlève leur vie politique, et donc leur voix politique. Ne reste donc plus, comme Achille Mbembe le défend[24]Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons Politiques, n° 21, 2006, p. 29-60., que la nécropolitique : le pouvoir de décider qui doit vivre ou mourir, ce qui représente l’expression ultime de la souveraineté.

Suivant les analyses d’Alex de Waal, de Jenny Edkins, de Chloe Dugger ou encore d’Adam Branch[25]Alex de Waal, Famine crimes: politics and the disaster relief industry in Africa, Indiana University Press, 1999 ; Jenny Edkins, Whose Hunger?…, op. cit. ; Chloe Dugger, “Qatar charity in … Continue reading, le plaidoyer humanitaire, plus que l’État, est désormais responsable de la politique de la vie dans les pays d’intervention. Comme le défend Charles Piot, « ce sont eux – Médecins Sans Frontières, CARE, Amnesty International et Human Rights Watch – qui réinventent le visage de l’humanité africaine. Ce sont eux qui décident qui sauver, et qui laisser mourir[26]Charles Piot, Nostalgia for the future…, op. cit., p.12, traduction de l’auteur. ». Dès lors, si les ONG internationales respectent la souveraineté territoriale des États dans lesquels elles interviennent, elles possèdent une souveraineté sur la politique de la vie – exercée par des acteurs internationaux, selon un agenda d’action ancré dans une représentation coloniale d’autrui, et non régulée. Une souveraineté transnationale, partagée et anarchique, verticale, et sans contrôle possible. Une souveraineté qui crée de nouvelles catégories, de nouveaux signifiés pour les termes de « village », de « genre », de « jeunesse », de « chef » ou de « tradition ».

Si les ONG internationales respectent la souveraineté territoriale des États dans lesquels elles interviennent, elles possèdent une souveraineté sur la politique de la vie.

 

Par exemple, dans une recherche publiée en 2018, Bosire et al. ont développé la notion de « sous-citoyenneté biologique[27]Edna Bosire et al., “When diabetes confronts HIV: Biological sub-citizenship at a public hospital in Nairobi, Kenya”, Medical Anthropology Quarterly, 32/4, December 2018, p.574-592. ». En effet, à la suite d’une centaine d’interviews dans plusieurs centres de santé de Nairobi, ils ont défini que les personnes vivant avec le VIH (PVVIH), par leur accès à des soins gratuits financés par les bailleurs internationaux, sont perçues comme biologiquement plus importantes. Il est estimé que les PVVIH peuvent réclamer des droits basés sur leur seul statut sérologique, ce que les personnes souffrant de diabète, par exemple, ne peuvent se permettre.

Quelle décolonisation pour le plaidoyer ?

Cet article a démontré comment la représentation d’autrui influence le plaidoyer humanitaire en Afrique. Il suggère que la définition des priorités de plaidoyer est encore ancrée dans une formation discursive construite pendant la colonisation. Cela a un effet sur le contenu des programmes, et sur la construction de « sujets vulnérables ».

Le plaidoyer doit s’inscrire dans le processus de recentralisation que beaucoup d’ONG ont commencé.

 

Il est dès lors essentiel d’inclure l’action humanitaire dans la décolonisation plus générale des savoirs, et de pratiquer ce que le philosophe Kwasi Wiredu appelle l’« auto-exorcisme conceptuel », c’est-à-dire « libérer l’esprit du savoir colonial[28]Ernest-Marie Mbonda, « La décolonisation des savoirs est-elle possible en philosophie ? », Philosophiques, n° 46 (2), 2019, p. 303. ». Il paraît par conséquent crucial que cette réflexion fasse partie intégrante des départements de plaidoyer des ONG internationales : comment percevons-nous autrui, et comment pensons-nous que cela affecte notre stratégie et l’établissement de nos priorités ?

De plus, le plaidoyer doit s’inscrire dans le processus de recentralisation que beaucoup d’ONG ont commencé, en laissant beaucoup plus de pouvoir aux personnes basées dans les pays d’intervention. Cela permettrait de réduire les biais liés à la distance et à l’information perçue depuis les capitales occidentales. De même, il est primordial de diversifier les profils qui occupent les postes de plaidoyer, tant au niveau de la nationalité que des lieux d’obtention des diplômes, c’est-à-dire le lieu de réception du savoir.

Enfin, cet article représente aussi un plaidoyer pour une plus grande intégration des études anthropologiques dans les ONG humanitaires, afin d’évaluer l’impact des interventions sur les sociétés d’une part, et de tenter de comprendre autrui tel qu’il se perçoit lui-même d’autre part, afin de commencer un véritable partenariat.


ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-755-0

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References

References
1 Adam Branch, “Decolonizing the African Studies Centre”, Cambridge Journal of Anthropology, 36/2, 2018, p.73-91.
2 Valentin-Yves Mudimbe, “African gnosis, philosophy and the order of knowledge: an introduction”, African Studies Review, 28, 1985, p.149-233.
3 Edward Saïd, L’Orientalisme, Seuil, 2005.
4 Taous Dahmani, “Barthi Parmar’s true stories: against the grain of Sir Benjamin Stone photographic collection”, PhotoResearcher, 30, 2018, p.78-95.
5 Michel Foucault, Histoire de la folie à l’âge classique, Gallimard, 1972.
6 À noter que, par exemple chez MSF, le responsable plaidoyer est parfois amené à prendre part à un plaidoyer plus opérationnel, c’est-à-dire assister les différents départements dans la mise en œuvre des opérations. De par son expertise, le responsable plaidoyer aide ainsi la mission à naviguer à travers un environnement humanitaire toujours plus complexe.
7 Sanna Nissinen, “Dilemmas of ethical practice in the production of contemporary humanitarian photography”, in Heide Ferhenbach and Davide Rodogno (eds), Humanitarian Photography: a History, Cambridge University Press, 2015, p.297-318.
8 Charles Piot, Nostalgia for the future: West Africa after the Cold War, University of Chicago Press, 2010.
9 Philippe De Leener, « Le partenariat contre l’altérité ? Comment, sous couvert de partenariat, le déni de ce qui rend autre l’autre se renouvelle dans les impensés de la solidarité internationale », Mondes en Développement, n° 161, 2013, p. 79-92.
10 Guillaume Blanc, L’Invention du colonialisme vert, Flammarion, 2020.
11 Joan Tilouine, « “L’Invention du colonialisme vert”, de Guillaume Blanc : l’Afrique ravagée par le péril environnementaliste », Le Monde, 11 septembre 2020.
12 Philippe De Leener, « Le partenariat contre l’altérité ?… », art.cit., p.85.
13 Megan Vaughan, Curing their ills: Colonial Power and African Illness, Stanford University Press, 1991.
14 Ibid., p.205, traduction de l’auteur.
15 Ibid., p.200.
16 Adrian Flint and Vernon Hewitt, “Colonial Tropes and HIV/AIDS in Africa: sex, disease and race”, Commonwealth & Comparative Politics, 53/3, 2015, p.294-314.
17 Petros Isaakidis et al., “Calling tuberculosis a social disease – an excuse for complacency?”, The Lancet, 384, September 2014, p.1095.
18 Mohsin Ali, “Treating tuberculosis as a social diseases”, The Lancet, 383, 2014, p.2195.
19 Francis Lambkin, “An outbreak of syphilis in a virgin soil: notes on syphilis in the Uganda Protectorate”, The Lancet, 1908, p.337-355.
20 Simukai Chigudu, “Pathologies of power: politics, epidemics and global health in Africa”, non publié.
21 Organisation mondiale de la Santé, “Preventing chronic diseases: a vital investment”, https://www.who.int/chp/chronic_disease_report/contents/part2.pdf
22 Clare Herrick, “The (non)charisma of noncommunicable diseases”, Social Theory and Health, 15/1, 2017, p.99-116.
23 Jenny Edkins, Whose hunger? Concepts of famine, practices of aid, University of Minnesota Press, 2000, p.102, traduction de l’auteur.
24 Achille Mbembe, « Nécropolitique », Raisons Politiques, n° 21, 2006, p. 29-60.
25 Alex de Waal, Famine crimes: politics and the disaster relief industry in Africa, Indiana University Press, 1999 ; Jenny Edkins, Whose Hunger?…, op. cit. ; Chloe Dugger, “Qatar charity in Niger: biopolitics of an international Islamic NGO”, Refugees Studies Centre, University of Oxford, February 2011 ; Adam Branch, “Humanitarianism, violence, and the camp in Northern Uganda”, Civil Wars, 11/4, 2009, p.477-501.
26 Charles Piot, Nostalgia for the future…, op. cit., p.12, traduction de l’auteur.
27 Edna Bosire et al., “When diabetes confronts HIV: Biological sub-citizenship at a public hospital in Nairobi, Kenya”, Medical Anthropology Quarterly, 32/4, December 2018, p.574-592.
28 Ernest-Marie Mbonda, « La décolonisation des savoirs est-elle possible en philosophie ? », Philosophiques, n° 46 (2), 2019, p. 303.

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