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Abus, exploitation et harcèlement sexuels : présentation des résultats d’une enquête menée dans le secteur humanitaire français

Estelle Robert Estelle Robert débute sa carrière en gestion des ressources humaines en 2005 dans le secteur humanitaire, au sein de Handicap International. Après neuf ans de mission sur le terrain dans une dizaine de pays différents et auprès de plusieurs ONG (Action Contre la Faim, Oxfam, Solidarités International, Handicap International), elle rejoint le siège d’Action Against Hunger USA à New York. En 2017, elle fonde Humanitalents avec l’ambition de promouvoir les ressources humaines (RH) en tant qu’enjeux stratégiques des organisations pour permettre aux humanitaires d’être épanouis et engagés. Humanitalents est un cabinet RH spécialiste de l’humanitaire qui propose un accompagnement des ONG autour de trois axes : le recrutement, le conseil et le renforcement des compétences. La bienveillance, la créativité, l’approche participative, l’éthique, le professionnalisme sont ses valeurs fondamentales et sont à la base de tous ses accompagnements. En savoir plus : www.humanitalents.com

Publié le 25 avril 2021

Dans le prolongement de notre Focus consacré aux violences sexistes et sexuelles dans le secteur humanitaire, Estelle Robert revient sur l’enquête menée en 2018 par son cabinet spécialisé en gestion des ressources humaines. Si, comme le souligne l’autrice, les résultats ne constituent pas un état des lieux exhaustif, ils permettent d’ouvrir une fenêtre sur les perceptions de celles et ceux qui œuvrent au sein des ONG françaises.

Fin 2018, suite aux différentes affaires d’exploitation et d’abus sexuels qui ont secoué le secteur de la solidarité internationale, Humanitalents a décidé de réaliser une enquête auprès de personnels travaillant dans des organisations non gouvernementales (ONG) françaises. Il s’agissait de comprendre leurs préoccupations sur les questions de harcèlement, d’exploitation et d’abus sexuels au sein de leurs organisations et plus généralement au sein du secteur. Notre ambition était de contribuer à leur donner la parole pour lever les tabous et faire avancer les réflexions sur le sujet. Le contenu de cet article se fonde sur l’ensemble des témoignages que nous avons pu recueillir et qui ont donné lieu à notre rapport[1]Humanitalents, « Abus, exploitation et harcèlement sexuels, une prise de conscience collective. Humanitalents donne la parole aux travailleurs humanitaires », juin 2019, … Continue reading. L’enquête a été menée en français sur la base d’un questionnaire diffusé par mail à l’ensemble de nos contacts et via les réseaux sociaux. Au total, 106 personnes ont répondu de façon anonyme et volontaire : 31 % d’entre elles occupaient alors une fonction de cadres supérieurs (directeur.trice pays, responsable géographique, directeur.trice des opérations, directeur.trice général.e), 24 % une fonction au sein des services de gestion des ressources humaines (RH), 25 % une fonction managériale, et 20 % une autre fonction non précisée. Ces personnes étaient basées à 48 % sur le terrain et à 46 % au siège, tandis que les 6 % restant étaient à ce moment-là sans emploi.

Une culture du secteur humanitaire qui complexifie la prise en charge du problème

L’humanitaire en tant que secteur de la société n’est pas épargné par les violences sexistes et sexuelles[2]Danielle Spencer, « Cowboys and conquering Kings: Sexual harassment, abuse and exploitation in the aid sector », https://www.changingaid.org/cowboysandkings.html. Il s’agit d’un constat … Continue reading. Si l’onde de choc ressentie après chaque récent « scandale » pouvait paradoxalement amener à penser que les faits d’abus, d’exploitation et de harcèlement sexuel y étaient exceptionnels, il semblerait au contraire que les cas soient fréquents, voire très fréquents, sans qu’il nous soit pour autant possible de chiffrer et de catégoriser ces faits. « C’est un sujet récurrent, même si les gens se voilent la face », nous fait part une responsable RH terrain. Un cadre supérieur du siège va même jusqu’à dire : « Il s’agit pour moi d’un élément fréquent et relativement “toléré” à l’heure actuelle par le secteur ». Ces témoignages évoquent l’idée d’une banalisation des violences sexistes et sexuelles dans le secteur humanitaire, allant jusqu’à suggérer une culture de l’impunité. « Selon moi, l’impunité dans le secteur est le principal vecteur de pérennité des actes répréhensibles en matière d’abus sexuels. Actuellement, on retrouve en mission des personnes qui ont déjà été mises en cause, mais pour lesquelles aucune suite n’a été donnée, donc aucun signalement officiel, donc cette personne repart pour une autre organisation qui ne sait pas », dénonce un consultant expérimenté. Force est de constater qu’un certain nombre de cas ne donne pas lieu à des enquêtes et que, lorsqu’elles sont diligentées, celles-ci ne se concluent pas systématiquement par une sanction disciplinaire à l’encontre de l’auteur des faits. En parallèle, l’opacité sur le déroulement des procédures de gestion des cas ne permet pas à la victime et aux autres humanitaires concernés d’avoir connaissance du résultat des investigations.

Pour autant, de nombreux témoignages de participant.e.s à l’enquête mentionnent le tabou qui persiste autour de la réalité des violences sexistes et sexuelles, malgré la fréquence des cas. Un cercle vicieux se met en place : les humanitaires n’osant pas en parler, c’est un sujet peu abordé et comme on en parle peu, les personnes qui souhaiteraient en parler ne se sentent pas à l’aise pour s’exprimer. De plus, l’image de l’ONG pouvant être entachée par un potentiel scandale, le sentiment d’appartenance et de loyauté n’encourage pas non plus la prise de parole sur le sujet : « Trop souvent, on assiste à des attitudes “institutionnelles” de défense et d’autoprotection », affirme un cadre supérieur du siège.

Le secteur humanitaire nourrit intrinsèquement différents systèmes de domination : rapports hiérarchiques professionnels, rapports entre expatriés du Nord et salariés du Sud, entre expatriés du Nord et population du Sud (hérités du passé colonial), entre aidants et aidés, et entre hommes et femmes. « Dans l’humanitaire comme dans le reste de la société, la parole de la victime, essentiellement féminine ou .)), et les participants à notre enquête ont également témoigné en ce sens. La tolérer ne peut que favoriser l’émergence de cas de violences sexistes et sexuelles.

Notons que la relation au corps, à la féminité et à la sexualité ou à « ce qui se fait et ne se fait pas » dépend des normes culturelles d’un pays. Ce qui est acceptable dans un pays ne l’est pas forcément dans un autre. Il paraît donc essentiel de prendre en compte ces différences non seulement dans la conception des politiques et dans leur mise en pratique au quotidien mais également dans la gestion des cas.

Enfin, pour expliquer la complexité des enjeux autour des questions d’abus, d’exploitation et de harcèlement sexuel, il est intéressant de s’arrêter aussi sur les commentaires des participant.e.s relevant de ce qui pourrait être considéré comme des facteurs aggravants ou favorisant des comportements « borderline » : le manque d’intimité, l’absence de limites claires entre la vie personnelle et la vie professionnelle, et des éléments de tensions professionnelles. « Une situation de stress extrême ou de burn out est souvent entourée de problèmes d’abus ou de harcèlement », déclare une référente santé au siège.

Si les participant.e.s à l’enquête mettent en avant certaines spécificités du secteur pour expliquer la persistance de tels comportements, toutes et tous affirment que ces derniers n’ont pas leur place dans l’humanitaire. Une chargée de gestion financière au siège affirme en effet que « c’est d’autant plus inacceptable qu’on est dans le secteur associatif humanitaire qui prône des valeurs de protection, de respect, d’équilibre entre les sexes, etc. ».

Des outils à diffuser, des usages à accompagner

« La rédaction des politiques est une étape importante, mais au final ce n’est que du papier ; le plus complexe reste leur mise en place de manière pertinente et efficace », déclare un répondant. Cet avis est partagé par d’autres au cours de témoignages qui font état d’une faible utilisation des outils à disposition sur le terrain. Depuis quelques années – et encore plus depuis les récents scandales –, les ONG ont en effet créé des outils fondamentaux à la prévention et à la gestion des cas d’abus, de harcèlement et d’exploitation sexuelle. Ainsi, parmi les participant.e.s à l’enquête, 90 % déclarent qu’il existe au sein de leur organisation un code de conduite ou un code éthique ; 73 % affirment qu’il existe une politique spécifique de prévention des abus de pouvoir et abus sexuels, tandis que 67 % assurent qu’un mécanisme d’alerte et de remontée des plaintes est mis en place. En revanche, c’est la diffusion et la compréhension de ces outils par les acteur.trices humanitaires dans leur ensemble qui est problématique. En effet, parmi les participants, 34 % n’ont jamais eu accès à un guide d’enquête, 22 % ne savent pas s’il existe une équipe de crise pré-identifiée, 21 % ignorent la présence de modules de formation et/ou de sensibilisation, et 21% n’ont pas connaissance de la mise en place d’un dispositif de support psychosocial aux victimes.

Ces chiffres révèlent un manque de communication sur les politiques et outils mis en place par les organisations. Les commentaires libres des répondants vont dans le sens de notre analyse : « Au-delà de l’existence d’une politique, s’assurer qu’elle sera efficace inspirera suffisamment confiance pour être utilisée », nous explique un cadre sur le terrain. Même si on peut supposer que l’attention des participants puisse varier au cours des briefings et/ou modules de préparation au départ, les chiffres semblent indiquer que les informations relatives à ces documents ne sont pas communiquées de manière systématique et/ou efficace. Par ailleurs, on peut observer que la majorité des personnes qui répondent ne pas savoir occupent un poste sur le terrain. L’écart n’est pas toujours important, mais il s’agit là d’une constante. Il existe ainsi un écart très net entre les personnes au siège (36 %) et celles du terrain (64 %) qui répondent ne pas savoir s’il existe une équipe de crise pré-identifiée. On peut supposer que les personnels du siège sont mieux renseignés sur l’existence d’outils au sein de leur ONG. Par ailleurs, ces derniers répondent aussi plus fréquemment lorsqu’un document est en cours d’élaboration, ce qui tend à confirmer qu’ils ont plus d’informations sur les chantiers en cours que les personnels sur le terrain.

Source : Humanitalents, rapport « Abus, exploitation et harcèlement sexuels, une prise de conscience collective », juin 2019.

De plus, les participant.e.s manifestent un besoin de méthodologie et d’accompagnement afin de pouvoir traiter les cas qui surviennent avec professionnalisme et humanité. « J’ai eu la chance de ne pas avoir été confrontée directement à des abus, exploitation ou harcèlement sexuel, que cela soit sur le terrain ou au siège, mais j’ai entendu plein de cas et je sais que ça existe, voire que c’est courant. Et non, je ne pense pas être informée ou avoir les outils pour y faire face », témoigne une chargée de gestion financière au siège. « Je me suis sentie outillée en termes de connaissances du sujet, mais les mécanismes alors en place n’ont pas permis d’apporter des réponses satisfaisantes aux victimes », complète une cadre sur le terrain. Faire face à des cas concrets sur le terrain et réussir à bien les gérer demeure donc un défi complexe.

Deux grandes priorités : la prévention et la prise en charge des victimes

« La prévention devrait dès lors être une priorité pour empêcher de tels cas (à la fois auprès des équipes et au niveau institutionnel), mais c’est rarement la priorité sur le terrain », affirme un responsable RH sur le terrain. Soixante-et-un pour cent des répondant.e.s disent avoir été sensibilisé.e.s, ce qui peut sembler positif mais reste probablement insuffisant au regard des recommandations internationales qui préconisent une sensibilisation systématique et répétée du personnel. La prévention est l’un des thèmes sur lesquels les participant.e.s à l’enquête ont exprimé́ des idées précises et concrètes. Ces derniers recommandent d’impliquer les équipes dans la création des processus, de définir et clarifier certains termes, de diffuser davantage les outils, de multiplier les formations et d’améliorer la communication. « Les formations doivent permettre une vraie compréhension des enjeux de changement de ces comportements et avancer des éléments concrets pour supporter ces évolutions dans l’organisation et personnellement », déclare un autre responsable RH sur le terrain. De nombreux témoignages relèvent l’importance des actions de prévention et de sensibilisation afin d’éviter que ne surviennent les faits, plutôt que de gérer les actes et leurs conséquences.

Selon les participants à l’enquête, le deuxième axe prioritaire à développer est l’accompagnement des victimes. Les commentaires des participant.e.s font état des faiblesses dans l’accompagnement et le soutien apporté : « La prise en charge des victimes est essentielle et complexe. Dans certains contextes, les départements des ressources humaines sont les uniques structures en soutien aux victimes. Être formé à cet accompagnement est donc primordial », soutient un responsable RH sur le terrain. Cet accompagnement serait au mieux maladroit, au pire inexistant. Or, 57 % des participant.e.s déclarent que l’accompagnement humain les préoccupe beaucoup. Savoir comment accueillir la victime, quelle que soit la situation, est une étape essentielle dans le parcours de prise en charge. Cela veut également dire apprendre à croire la personne et à répondre même si cela est compliqué à gérer, que ce n’est pas le bon moment, etc. En effet, l’une des premières étapes dans le soutien d’une victime est l’accueil de son témoignage et sa protection, et ne pas reconnaitre sa parole est une violence supplémentaire qui lui est faite. Plusieurs participant.e.s à l’enquête ont évoqué la pertinence de formations aux premiers secours psychologiques qui donneraient des clés de lecture et des outils à chacun pour savoir comment accueillir une victime et ainsi éviter les réactions inadaptées. Selon eux, un suivi gratuit, confidentiel et neutre – c’est-à-dire externe à l’organisation – par un psychologue dans la langue maternelle de la personne devrait aussi être systématiquement proposé.

Pour conclure, notons que 77 % des répondants se sentent préoccupés par la question des violences sexuelles et sexistes dans le secteur humanitaire. Un tel pourcentage donne de l’espoir et l’envie de rester optimiste quant à l’avenir de la question au sein de notre secteur. De plus, malgré les challenges nombreux et complexes qui pourraient nous faire peur ou nous décourager, le principe éthique de « ne pas nuire » issu du serment d’Hippocrate et qui guide l’action humanitaire nous impose un niveau d’exigence et d’exemplarité. Le secteur en sortira grandi, plus fort et davantage aligné avec sa raison d’être.

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References

References
1 Humanitalents, « Abus, exploitation et harcèlement sexuels, une prise de conscience collective. Humanitalents donne la parole aux travailleurs humanitaires », juin 2019, https://humanitalents.com/wp-content/uploads/2019/06/SHEA_prise_conscience_collective_Humanitalents_rapport_integral.pdf
2 Danielle Spencer, « Cowboys and conquering Kings: Sexual harassment, abuse and exploitation in the aid sector », https://www.changingaid.org/cowboysandkings.html. Il s’agit d’un constat général confirmé par l’ensemble de nos contributeurs du Focus .

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