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Les standards humanitaires sont-ils scientifiques ? Ce que la sociologie des sciences peut nous apprendre à propos des standards Sphère

Joël Glasman
Joël GlasmanHistorien et professeur à l’université de Bayreuth, Allemagne. Son dernier ouvrage analyse l’histoire de la quantification humanitaire (Humanitarianism and the Quantification of Human Needs. Minimal Humanity, London/New York, Routledge, Humanitarian Studies Series, 2020).

Le mythe de l’humanitaire fondé sur les données et les preuves scientifiques aurait vécu. C’est ce que soutient ici l’auteur, s’appuyant sur l’histoire des standards les plus connus dans le secteur. Il n’invalide pas pour autant le rôle primordial que la science peut et doit y jouer, à condition que cela advienne dans le cadre d’un dialogue permanent avec les acteurs et non sur la base d’une instrumentalisation de la science.

Les agences humanitaires aiment imiter le langage de la science. Indicateurs chiffrés, jargon technique et pourcentages donnés à la virgule près égaient les rapports et les communiqués de presse. Le recours au langage scientifique n’est pas nouveau, mais l’accroissement récent des moyens techniques (téléphonie mobile, image satellite, machine learning) lui a donné une nouvelle ampleur. Depuis que le Secrétaire général de l’Organisation des Nations unies (ONU) a appelé à une véritable « révolution des données », le discours positiviste sur un humanitaire « fondé sur les preuves » est devenu un discours officiel[1]Conseil économique et social de l’Assemblée Générale des Nations unies, Renforcement de la coordination de l’aide humanitaire d’urgence fournie par les organismes des Nations unies : … Continue reading.

Ce discours, bien sûr, ne convainc pas tout le monde. De nombreuses critiques pointent les contradictions derrière la façade scientifique[2]Róisín Read, Bertrand Taithe, and Roger MacGinty, “Data hubris? Humanitarian information systems and the mirage of technology”, Third World Quarterly, vol.37, no.8, 2016, p.1314-1331; Daniel … Continue reading, faisant valoir que les infographies en couleur masqueraient en réalité des incertitudes, des approximations, voire des manipulations. Les critiques les plus sévères considèrent que les statistiques humanitaires relèvent moins de la science que de la politique, certains voyant même, derrière la boulimie de chiffres, un avatar du projet néolibéral.

Mais le débat sur la valeur des savoirs humanitaires s’oriente aussi vers une question plus profonde, de type épistémologique : les rapports entre savoir et pouvoir. Les savoirs humanitaires relèvent-ils de la science ou de la politique ? En réalité, les savoirs humanitaires nouent ensemble science et politique d’une façon très particulière.

Pour comprendre de quelle manière cela s’opère, il faut observer de près la genèse des savoirs humanitaires. Nous prendrons ici le cas des « standards Sphère »[3]Ils sont regroupés dans Le manuel Sphère. La Charte humanitaire et les standards minimums de l’intervention humanitaire, publié par l’ONG Projet Sphère pour la première fois en 2000 et dont … Continue reading, sans doute les plus connus des standards humanitaires puisque « Sphère » est utilisé par des centaines d’organisations humanitaires, d’organisations non gouvernementales (ONG), de bailleurs de fonds, d’agences gouvernementales ou intergouvernementales.

Un exemple paradigmatique : les standards Sphère

Les standards Sphère visent à vérifier que les services rendus aux victimes en situation de crise (politique ou suite à une catastrophe naturelle) atteignent un minimum acceptable. Ils définissent « un minimum pour la survie »[4]Doctors Without Borders, Performance Standards in Humanitarian Relief. Project Proposal, international archives (box 192), Geneva, September 1996.. Par exemple, il faut garantir que « toute personne a un accès sûr et équitable à une quantité suffisante d’eau pour la boisson, la cuisine et l’hygiène personnelle et domestique », ce qui implique de s’assurer que « au moins 15 litres d’eau par personne et par jour »[5]Tous les indicateurs et standards cités dans le texte sont tirés de : Projet Sphère, Le manuel Sphère. La Charte humanitaire et les standards minimums de l’intervention humanitaire, … Continue reading. De même, il faut prévoir au moins « 2 100 kcal par personne », dont « 10 à 12 % » de protéines, « 17 % » de graisses et « un apport adéquat en micronutriments ». Les standards Sphère définissent la surface minimale sous tente qui devrait être disponible (3,5 à 4,5 m² par personne), le nombre de personnes maximum pouvant se partager des toilettes (vingt), ou encore la quantité d’eau pour se laver les mains (1 à 2 litres par personne et par jour).

« Les promoteurs de Sphère mettent en avant cette idée d’une aide humanitaire moderne, objective et rationnelle. »

 

Ainsi, la science se trouve au cœur du récit proposé par l’ONG Projet Sphère[6]On trouve un bon aperçu du discours officiel du projet dans les clips vidéo publiées sur le site du Projet Sphère : Sphere Project, The Sphere story, a video documentary, 30 June 2015, … Continue reading. Ce récit officiel présente deux étapes distinctes : d’abord, l’ONG a rassemblé les connaissances techniques les plus pointues possible sur les besoins humains. Ensuite, elle a obtenu qu’un grand nombre d’ONG s’accordent sur ces connaissances, puisque considérées comme objectives et indiscutables. Dans ce récit officiel de Sphère, le savoir technique permet de mettre tout le monde d’accord. La science rend possible le consensus humanitaire. Elle permet de mettre fin au chaos et à l’arbitraire. Les promoteurs de Sphère mettent en avant cette idée d’une aide humanitaire moderne, objective et rationnelle. Elle inaugurerait une ère radicalement nouvelle pour l’humanitaire. Ils parlent ainsi d’une invention « radicale », d’un « tournant » historique et de la « fin de l’âge de la naïveté humanitaire »[7]Sphere Project, Sphere standards: Radical but inevitable. Interview with Peter Walker, 21 October 2012, … Continue reading. Le vocabulaire utilisé est volontairement emprunté à l’histoire des découvertes scientifiques : les membres de Sphère parlent d’une « révolution » et d’un véritable « changement de paradigme » au sens de la « définition de Kuhn du paradigme »[8]John Borton, Sphere Project, 2015; Margie Buchanan-Smith, How the Sphere Project came into being : A case study of policy-making in the humanitarian aid sector and the relative influence of … Continue reading.

Pourtant, ce récit ne résiste pas à la lecture des archives. Heureux hasard, le premier manuel Sphère a été écrit entre 1996 et 2000, à une époque où l’on communiquait déjà systématiquement par courrier électronique, mais où l’on prenait encore la peine d’imprimer et d’archiver manuellement les emails. On peut ainsi lire aujourd’hui les milliers de messages ayant précédé la publication des standards Sphère[9]Au moment de la consultation, ces archives étaient situées dans la cave du Conseil international des agences bénévoles, à Genève. Je remercie la direction du projet Sphère de m’avoir permis … Continue reading. On y découvre alors un récit très différent de l’histoire officielle.

Ce qu’on y observe, c’est que les standards Sphère ne sont pas le produit de la recherche scientifique. Ou plutôt : pas seulement. La science n’est pas absente des débats, mais à aucun moment science et politique ne sont strictement séparées. L’histoire réelle de Sphère est celle d’une série de négociations entre humanitaires et experts, avec tout un éventail de propositions, critiques et contre-propositions qui mobilisent, certes, des arguments scientifiques, mais aussi, conjointement, des arguments politiques, religieux, culturels, etc. À aucun moment les rapports de force ne sont absents des négociations. À aucun moment la science n’est isolée de ces rapports de force. La science et l’expertise sont bien présentes, mais elles ne précèdent pas les arguments non scientifiques, elles les accompagnent.

La science comme outil de légitimation

Le recours au savoir technique a lieu dans un contexte précis. En 1996, quand Nicholas Stockton et Peter Walker lancent le projet Sphère, il s’agit d’abord de redonner une légitimité au travail humanitaire. L’idée est alors de garantir une certaine qualité de service à la fois aux bailleurs de fonds et aux récipiendaires de l’aide. Cette garantie doit permettre, en définitive, de distinguer les bonnes ONG (celles qui respectent les standards) des mauvaises (celles qui n’y adhèrent pas, ou qui y adhèrent, mais, faute de professionnalisme, ne parviennent pas à les atteindre).

À cette époque, les organisations humanitaires sont sous le feu de la critique. L’intervention humanitaire au Rwanda a tourné à la débâcle. De nombreuses organisations étalent leur incompétence devant les grands médias : détournements des rations alimentaires, distributions sauvages d’antibiotiques, injections mal contrôlées, ignorance des langues locales[10]Lindsey Hilsum, “Reporting Rwanda: The media and the aid agencies”, in Allan Thompson (ed.), The Media and the Rwanda Genocide, Pluto Press, 2007, p.167-187.. Un rapport international finit par évaluer à 100 000 le nombre de décès qui auraient pu être évités si l’aide avait été plus efficace[11]John Borton et al., The international response to conflict and genocide: Lessons from the Rwanda experience. Study 3: Humanitarian aid and effects, Joint Evaluation of Emergency Assistance to … Continue reading. Les grands bailleurs de fonds diminuent alors fortement leurs dépenses humanitaires. Or, au même moment, la compétition pour les fonds explose : la création d’un plus grand nombre d’ONG sature le marché. Les grandes organisations comprennent vite le danger et souhaitent multiplier les garanties de sérieux : codes éthiques, mécanismes de contrôle, d’audit et d’évaluation[12]Par exemple la déclaration de Turku (décembre 1990), les Providence Principles d’InterAction (1993), les critères de Mohonk (1993), le code de bonnes pratiques de People in Aid (1997) et le … Continue reading. Pour Stockton (qui travaille alors chez Oxfam) et Walker (salarié de la Fédération internationale des Sociétés de la Croix-Rouge et du Croissant-Rouge), le savoir technique doit permettre de distinguer, au sein du champ humanitaire, les acteurs dignes de la confiance des bailleurs de fonds, et les autres. Ils rêvent d’une norme de qualité type ISO appliquée à l’humanitaire et qui, faute d’être atteinte par une ONG, lui interdirait l’accès aux financements internationaux.

« La science et l’expertise sont bien présentes, mais elles ne précèdent pas les arguments non scientifiques, elles les accompagnent. »

 

Stockton et Walker réunissent autour d’eux une quinzaine de grandes organisations humanitaires[13]Le Comité de gestion du projet Sphère réunit quatorze grandes organisations ou alliances d’ONG : InterAction, Save the Children Alliance, CARE, Médecins Sans Frontières, la Lutheran World … Continue reading puis cherchent des financements, vite assurés par une dizaine de grands bailleurs de fonds[14]Les premiers bailleurs sont l’Australie, le Danemark, les Pays-Bas, les États-Unis, la Suède, la Suisse, la France et la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide … Continue reading. Ils engagent ensuite une poignée de managers chargés de rédiger le manuel. Ces derniers consultent experts et scientifiques. Le gros du travail est ainsi pris en charge par un noyau de six ou sept managers réunis autour de Stockton et Walker : c’est ce groupe qui tient la plume. Autour d’eux, un premier cercle de quelques dizaines d’ONG et de bailleurs de fonds leur donnent moyens financiers, information et expertise. Enfin, un troisième cercle plus large est composé de plusieurs centaines d’experts, de chercheurs et de consultants sollicités pour donner leur avis sur une question ponctuelle, un chapitre ou l’ensemble du manuel. L’équipe genevoise a ainsi recours à un très large réseau d’individus travaillant dans les organisations très diverses (ONG, universités, laboratoires, think tanks, institutions gouvernementales, etc.), tout en gardant la haute main sur la version finale.

Une série de « furieuses négociations »

C’est l’équipe genevoise qui fait des propositions, puis sollicite les réactions des experts. Ces réactions sont souvent sobres, parfois enthousiastes, voire passionnées. On est souvent loin du ton froid et détaché qu’on s’imaginerait être celui de la discussion technique. On est bien dans une série de négociations que Nicholas Stockton lui-même qualifie de « furieuses ».

Par exemple : comment définir la quantité nécessaire de nourriture pour vivre ? Une experte propose 1 900 kcal par personne et par jour. Un autre expert 2 300, un autre 2 070. Le Comité international de la Croix-Rouge recommande 2 400 kcal, mais le Programme alimentaire mondial dit 2 100. Il faut trancher et les managers de Sphère fixent le seuil à 2 100 kcal, mais en précisant que cette mesure correspond à une moyenne théorique calculée sur la base d’une population sédentaire avec une « démographie normale » et une « température ambiante au-dessus de 20°C[15]Sphere Project, Progress Report for Sphere Project Second Quarterly Report. Nutrition Sector Quarterly Report, archive box no.2, October-December 1997; Projet Sphère, Le manuel Sphère…, … Continue reading. »

« Chaque décision favorable ou hostile à un indicateur est ainsi, du même coup, un arbitrage en faveur de telle ou telle organisation. »

 

Combien d’eau faut-il pour survivre ? Un expert propose 2 à 3 litres par personne et par jour. Un autre dit 20 litres. Le premier pense à la quantité nécessaire pour boire, l’autre inclut la cuisine et l’hygiène corporelle. On tranche pour 15 litres. Ce chiffre est un compromis, assez élevé pour demander des efforts, mais assez bas pour être réaliste[16]Sphere Project, Comments on the draft by JA, archive box no.2, January 1998; Satterthwaite, 2011, p.922.. Pour s’imposer, une proposition ne doit pas seulement être fondée sur des arguments techniques ; il faut, simultanément, qu’elle soit défendue par une institution. Chaque décision favorable ou hostile à un indicateur est ainsi, du même coup, un arbitrage en faveur de telle ou telle organisation. Quel est l’espace minimum requis pour un réfugié ? L’Organisation mondiale de la Santé prévoit 30 m² abrité par personne, quand l’Agence des Nations unies pour les réfugiés compte 150 m² par ménage[17]55 m² pour une famille, en incluant un espace de jardinage. Sphere Project, Progress Report on the Sphere Sector: Shelter and Site, archive box no.2, December 1997. : choisir un indicateur, c’est choisir son camp.

À aucun moment les acteurs humanitaires ne peuvent se permettre de mettre de côté le politique. Stockton et Walker proposent que les standards Sphère deviennent un droit universel pour les victimes de crises, une garantie juridique d’obtenir certains services. Inacceptable, répond un bailleur américain (en l’occurrence le Bureau de l’aide aux catastrophes à l’étranger de l’Agence américaine de développement international) ; et les ONG états-uniennes déclarent qu’un « droit » déboucherait sur des poursuites juridiques sans fin[18]Sphere Project, Email, archive box no.10, 7 July 1997.. La religion, elle aussi, s’invite au sein des discussions. Les ONG spécialisées demandent que les maladies sexuellement transmissibles et le planning familial soient pris en compte dans le manuel, mais plusieurs ONG religieuses s’y opposent fermement[19]Sphere Project, Email from International Pregnancy Advisory Services (IPAS), archive box no.2, 6 July 1998.. La question des avortements est soigneusement évitée. Celle de la distribution de préservatifs pose problème. Au bout du compte, le manuel finit par recommander l’usage des préservatifs, mais non sans que Caritas Internationalis – dont le siège est au Vatican – obtienne qu’une mention précise que ce standard ne fait pas l’unanimité[20]Sphere Project, Minutes of the Sphere Management Committee Meetings: 22-24 Sept. 1999, Geneva, archive box no.10, September 1999..

À chaque étape, le projet manque de basculer. Stockton et Walker voudraient rendre les normes Sphère contraignantes, les faire adopter par l’Assemblée générale de l’ONU et mettre au ban les ONG qui les refusent. Mais un groupe d’ONG françaises s’y oppose[21]Doctors Without Borders, Fax by Action contre la Faim, Institut de l’Humanitaire, Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières – France and the group Urgence-Réhabilitation-Développement for … Continue reading. Ces normes ne sont pas universelles, expliquent-elles, elles ne fonctionnent que dans certaines situations précises, en camps de réfugiés, mais elles ne sont pas partout à leur place.

À chaque étape, il faut discuter, négocier, faire des compromis. On multiplie les articles, les fax, les emails, les exposés de position, les rapports, les rencontres à huis clos à Genève, Londres et New York. Chaque avancée dans une direction est un recul de l’autre côté. Chaque concession faite à une ONG remet en cause le soutien d’une autre. Si Stockton et Walker se rapprochent de Médecins Sans Frontières – France, ce sont les Américains d’InterAction qui risquent de quitter le projet. S’ils se rapprochent d’Action contre la Faim, c’est la Lutheran World Foundation qui menace de partir. Autrement dit, à aucun moment les experts ne séparent strictement la science du politique.

Est-ce à dire que les indicateurs sont purement arbitraires ? Non. Tous les participants de Sphère justifient leur position en référence à des preuves et des références, notamment scientifiques (personnalités scientifiques, travaux de laboratoires, journaux spécialisés). Mais les arguments ne sont jamais uniquement scientifiques. Les experts invoquent la raison et la force, les arguments universitaires et diplomatiques, l’opinion des chercheurs et l’opinion des bailleurs.

De l’humanitaire fondé sur les preuves à l’humanitaire délibératif

Le mode de véridiction du projet Sphère ne ressemble pas à un mode de véridiction scientifique[22]Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, La Découverte, 2004, p. 207-260.. Il ressemble plutôt à ce que les sociologues appellent la décision « par consensus apparent[23]Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, vol. 45, n° 136, 2007, p. 47-70. ». Ce mode de décision ne suppose ni l’unanimité ni le vote (il n’y a pas de comptage des voix). La décision est prise au terme d’une longue discussion qui vise à intégrer, jusqu’à un certain point, les désaccords, puis se clôt au moment où les dissensions minoritaires se taisent. La décision est adoptée quand elle ne provoque plus d’objection déclarée. Il ne s’agit pas d’une décision sur laquelle tout le monde tombe d’accord, mais bien d’une absence manifeste d’opposition à une proposition. Dans le cas de Sphère, les désaccords continuent de s’exprimer, mais le projet est tout de même mené à terme (le manuel est publié) en s’assurant de la participation d’un grand nombre d’acteurs. Pour cela, l’équipe de Sphère a dû maîtriser les cadres du débat (imposer des échéances, des questions, rester maître du texte final, etc.) et accepter de céder sur les points les plus controversés (retrait d’un chapitre entier du manuel, de l’idée d’un « droit » aux secours, de l’idée d’une norme ISO ou encore abandon de l’adoption du texte par l’Assemblée générale de l’ONU). En contrepartie, ces concessions permettent d’augmenter de façon spectaculaire le nombre de « participants » au projet (641 individus participent au premier manuel Sphère, plus de 4 000 à la deuxième édition). Mais on voit bien que ce consensus très large n’est pas le résultat d’un accord sur des indicateurs scientifiques – chronologiquement, c’est l’inverse qui est vrai : le consensus apparaît premier, les indicateurs sont seconds.

« Il est illusoire d’attendre de la science et de la technique qu’elles puissent trancher les conflits au sein du champ humanitaire. »

 

On laissera le soin aux professionnels de l’humanitaire de décider par eux-mêmes de la qualité des standards Sphère. Le propos, ici, n’est pas de prendre parti pour ou contre quelque instrument technique que ce soit. L’enjeu est, bien plus, de rappeler la différence de nature entre décision scientifique et décision humanitaire. Ce sont deux régimes de vérité différents, qui ont leurs logiques propres. Il est évident que les savoirs techniques peuvent être sollicités par les agences humanitaires. Cependant, il est illusoire d’attendre de la science et de la technique qu’elles puissent trancher les conflits au sein du champ humanitaire. Attendre du progrès technique qu’il résolve les épineux problèmes de l’humanitaire, c’est se tromper de registre. C’est nourrir l’illusion d’un humanitaire infaillible et indiscutable. Or, observer de près la prise de décision humanitaire, c’est justement constater que la discussion est au centre de la prise de décision. C’est donc de la qualité de la délibération que l’on peut attendre une amélioration de la qualité de la décision. S’assurer de mécanismes de délibération sains – délibérations dans lesquelles scientifiques et experts ont bien entendu toute leur place – est un des enjeux majeurs de la réponse au mythe de l’humanitaire fondé sur le big data. Plutôt que fantasmer un nouvel humanitaire fondé sur les preuves, mieux vaut peut-être défendre un humanitaire fondé sur une délibération de qualité.

Cet article est le résultat d’une recherche menée au sein de l’Africa Multiple Cluster of Excellence à l’Université de Bayreuth, financée par la Deutsche Forschungsgemeinschaft (DFG, German Research Foundation) dans le cadre de la stratégie d’excellence de l’Allemagne – EXC 2052/1 – 390713894


ISBN de l’article (HTML) : 978-2-37704-911-0

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References

References
1 Conseil économique et social de l’Assemblée Générale des Nations unies, Renforcement de la coordination de l’aide humanitaire d’urgence fournie par les organismes des Nations unies : rapport du Secrétaire général, 25 mai 2012, https://undocs.org/pdf?symbol=fr/A/67/89
2 Róisín Read, Bertrand Taithe, and Roger MacGinty, “Data hubris? Humanitarian information systems and the mirage of technology”, Third World Quarterly, vol.37, no.8, 2016, p.1314-1331; Daniel Maxwell et al., “Hunger deaths aren’t simply about famine or no famine”, The New Humanitarian, 3 February 2021, https://www.thenewhumanitarian.org/opinion/2021/2/3/yemen-famine-aid-hunger-crises-south-sudan-malnutrition
3 Ils sont regroupés dans Le manuel Sphère. La Charte humanitaire et les standards minimums de l’intervention humanitaire, publié par l’ONG Projet Sphère pour la première fois en 2000 et dont la quatrième et plus récente édition date de 2018. On trouvera une description plus complète dans Joël Glasman, Humanitarianism and the Quantification of Human Needs: Minimal Humanity, Routledge, Humanitarian Studies series, 2020, chapitre 4.
4 Doctors Without Borders, Performance Standards in Humanitarian Relief. Project Proposal, international archives (box 192), Geneva, September 1996.
5 Tous les indicateurs et standards cités dans le texte sont tirés de : Projet Sphère, Le manuel Sphère. La Charte humanitaire et les standards minimums de l’intervention humanitaire, 1ère édition, 2000.
6 On trouve un bon aperçu du discours officiel du projet dans les clips vidéo publiées sur le site du Projet Sphère : Sphere Project, The Sphere story, a video documentary, 30 June 2015, www.sphereproject.org/news/the-sphere-story-a-video-documentary
7 Sphere Project, Sphere standards: Radical but inevitable. Interview with Peter Walker, 21 October 2012, https://spherestandards.org/sphere-standards-%C2%93radical-but-inevitable%C2%94-%C2%96-an-interview-with-peter-walker; Sphere Project, The Sphere story, a video documentary, 30 June 2015.
8 John Borton, Sphere Project, 2015; Margie Buchanan-Smith, How the Sphere Project came into being : A case study of policy-making in the humanitarian aid sector and the relative influence of research. Working Paper 215, Overseas Development Institute, 2013, p.21.
9 Au moment de la consultation, ces archives étaient situées dans la cave du Conseil international des agences bénévoles, à Genève. Je remercie la direction du projet Sphère de m’avoir permis l’accès à ces archives.
10 Lindsey Hilsum, “Reporting Rwanda: The media and the aid agencies”, in Allan Thompson (ed.), The Media and the Rwanda Genocide, Pluto Press, 2007, p.167-187.
11 John Borton et al., The international response to conflict and genocide: Lessons from the Rwanda experience. Study 3: Humanitarian aid and effects, Joint Evaluation of Emergency Assistance to Rwanda, 1996, https://www.alnap.org/help-library/the-international-response-to-conflict-and-genocide-lessons-from-the-rwanda-1
12 Par exemple la déclaration de Turku (décembre 1990), les Providence Principles d’InterAction (1993), les critères de Mohonk (1993), le code de bonnes pratiques de People in Aid (1997) et le code de conduite de la Croix-Rouge (1994).
13 Le Comité de gestion du projet Sphère réunit quatorze grandes organisations ou alliances d’ONG : InterAction, Save the Children Alliance, CARE, Médecins Sans Frontières, la Lutheran World Federation, VOICE – Belgique, Mercy Corps International, Action by Churches Together, International Rescue Committee, le Comité directeur de la réponse humanitaire, le Comité international de la Croix-Rouge, le Conseil international des agences bénévoles et Caritas Internationalis. Voir Sphere Project, Minutes of the 2nd Meeting of the standards Project Management Team, archive box no.10, Geneva, 26 June 1997.
14 Les premiers bailleurs sont l’Australie, le Danemark, les Pays-Bas, les États-Unis, la Suède, la Suisse, la France et la Direction générale pour la protection civile et les opérations d’aide humanitaire européennes de la Commission européenne.
15 Sphere Project, Progress Report for Sphere Project Second Quarterly Report. Nutrition Sector Quarterly Report, archive box no.2, October-December 1997; Projet Sphère, Le manuel Sphère…, op. cit., p. 148.
16 Sphere Project, Comments on the draft by JA, archive box no.2, January 1998; Satterthwaite, 2011, p.922.
17 55 m² pour une famille, en incluant un espace de jardinage. Sphere Project, Progress Report on the Sphere Sector: Shelter and Site, archive box no.2, December 1997.
18 Sphere Project, Email, archive box no.10, 7 July 1997.
19 Sphere Project, Email from International Pregnancy Advisory Services (IPAS), archive box no.2, 6 July 1998.
20 Sphere Project, Minutes of the Sphere Management Committee Meetings: 22-24 Sept. 1999, Geneva, archive box no.10, September 1999.
21 Doctors Without Borders, Fax by Action contre la Faim, Institut de l’Humanitaire, Médecins du Monde, Médecins Sans Frontières – France and the group Urgence-Réhabilitation-Développement for the Sphere project, international archives (box no.197), Geneva, 10 September 1998. Voir également le dossier spécial que la revue Humanitaire de Médecins du Monde – France avait consacré à la question et qui rend compte de l’opposition en la matière entre les mondes anglophones et francophones : dossier « Faut-il normaliser l’humanitaire ? », Humanitaire, n° 1, novembre 2000 .
22 Bruno Latour, La fabrique du droit. Une ethnographie du Conseil d’État, La Découverte, 2004, p. 207-260.
23 Philippe Urfalino, « La décision par consensus apparent. Nature et propriétés », Revue européenne des sciences sociales, vol. 45, n° 136, 2007, p. 47-70.

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